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Le livre que Lewis H. Morgan a consacré au castor américain (The American Beaver. A classic of Natural History and Ecology, 1868) en découvrant, sur le terrain, son travail dans le paysage, est généralement peu connu par les chercheurs en sciences humaines, alors même que son auteur est pourtant l'un des fondateurs américains de la discipline. En revanche, il continue de jouir d'une excellente réputation parmi les spécialistes des sciences du vivant et témoigne aujourd'hui de tout l'intérêt que présente une approche d'un « objet » naturaliste menée par un spécialiste des sciences de l'homme. L'étude de Morgan peut même être considérée comme une singulière avant-garde dans la mesure où elle développe une pragmatique éthologique avant la lettre, en plein contexte intellectuel de consolidation du grand partage entre sciences dures et sciences humaines (bien sûr, les partenaires amérindiens et les options évolutionnistes de l'auteur devaient encourager cette entreprise). Sans doute est-ce la notion même de culture qui est souterrainement interrogée ici.
Par ailleurs, le non-humain qu'il convoque me semble occuper lui-aussi une position emblématique. Le castor fait partie des animaux qui fournissent une sorte de modèle naturel à la conduite et à la culture humaine. Vertueux monogame, bon père de famille et infatigable bâtisseur, il a souvent échappé aux anathèmes qui frappaient le monde des « bêtes ». Toutefois, l'admiration dont il bénéficiait (on en retrouve des traces éloquentes chez Buffon), ne l'a pas préservé d'un piégeage commercial intensif. Le texte de Morgan préfigure aussi les premières mesures de préservation et/ou de réintroduction (pour l'Europe de l'ouest) dont il fera l'objet.
Comme la recherche en biologie s'occupe de moins en moins d'histoires naturelles, c'est plutôt le champ de l'écologie, voire celui du développement durable, qu'il intéresse à présent : il s'agit d'une espèce clé de voûte dont les barrages filtrants pourraient peut-être remplacer utilement certaines stations d'épuration pour petites agglomérations et dont on ne peut ignorer par ailleurs l'impact sur les écosystèmes en termes de modification, voire d'altération.
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Les questions que peut soulever la traduction (inédite) en français du Castor américain de Morgan s'inscrivent de manière adéquate dans les préoccupations et débats actuels sur les relations entre l'homme et l'animal, sur la pertinence discutée du paradigme nature/culture, sur les ontologies alternatives, les recompositions et les dynamiques anthropologiques en cours, sur les territoires et les liens des sciences dures et des sciences humaines, sur l'élucidation des compétences cognitives et de la part d'instinct des vivants humains et non-humains, sur les équilibres et les choix de gestion écologiques, les opérations de réintroduction d'espèces et leur pertinence, etc. De nombreux domaines de savoirs (tant théoriques que pragmatiques) et un public allant des nombreux amateurs de sciences naturelles à l'épistémologue, en passant par l'historien des sciences, l'éthologue et l'anthropologue, sont concernés par l'accès à l'étonnant livre qu'est le Castor américain.
Lucienne Strivay
Anthropologie de la nature –
Université de Liège