les presses du réel

Philosophie des possessions

extrait
Didier Debaise
Avant-Propos
(p. 5-7)


Le projet qui anime ce livre est de dégager, à partir d'une série de portraits de philosophes du XXe siècle, les axes fondamentaux de ce que nous proposons d'appeler une « philosophie des possessions ». L'idée d'une telle philosophie est évoquée pour la première fois par G. Tarde dans Monadologie et Sociologie : « Depuis des milliers d'années, on catalogue les diverses manières d'être, les divers degrés de l'être, et l'on n'a jamais eu l'idée de classer les diverses espèces, les divers degrés de la possession (1). » Notre projet, suivant la proposition de Tarde, peut dès lors se résumer en une phrase : substituer à l'ontologie classique et aux catégories qui lui sont associées, une logique de la possession.
Les termes varient pour l'exprimer : « capture », « prédation », « préhension », « prise » ou encore « appropriation », mais au fond ils expriment tous une même opération, un même geste, celui par lequel des éléments physiques, biologiques, psychiques ou techniques sont intégrés, capturés par un être qui les fait siens. Ainsi, dans un vocabulaire proche de la possession, on peut dire que : « Toute chose préhende ses antécédents et ses concomitants et, de proche en proche, préhende le monde. L'œil est une préhension de la lumière. Les vivants préhendent l'eau, la terre, le carbone et les sels. La pyramide à tel moment préhende les soldats de Bonaparte (quarante siècles vous contemplent), et réciproquement (2). » C'est un monde de captures qu'il s'agirait d'opposer au monde des clôtures. Et, au-delà, ce sont toutes les formes sociales qui peuvent être repensées comme autant de régimes collectifs de possession ; toute société s'établissant à partir de « la possession réciproque, sous des formes extrêmement variées, de tous par chacun (3) ». Ces formes variées, et les techniques qui leur sont associées, ont été au centre des analyses sociologiques de Tarde sur les « lois de l'imitation », les formes du « magnétisme social » et du « somnambulisme » qu'il interprète comme autant de manières d'être possédé ou capturé par d'autres.
Mais si Tarde l'annonce, ce programme ne s'arrête pas à sa philosophie et à ses travaux sociologiques. D'autres philosophes, dans une totale ignorance de son projet, ont tenté eux aussi de donner à la possession une extension inédite. Ils l'ont fait selon des voies distinctes et à partir de champs d'investigation hétérogènes, allant de la psychologie expérimentale aux sciences sociales et politiques, en passant par la philosophie de la nature, de la biologie et de la perception. Nous avons établi une liste de philosophes contemporains qui soit ont explicitement traité de la question de la possession, comme W. James, A. N. Whitehead, J. Dewey ou encore R. Ruyer, soit l'ont traitée de manière plus indirecte ou à partir d'autres notions, tels que É. Souriau ou G. Simondon, soit encore l'ont fait à partir d'un plan non assignable, en marge de la philosophie, comme C. Péguy. Cette liste n'est évidemment ni exhaustive ni objective. Nous ne nierons certainement pas qu'elle relève plus d'affinités que de la présentation neutre d'une école ou d'un mouvement homogène. Ce livre est donc traversé par l'ambition de redonner à la pensée de la possession ses droits et, par là même, de donner une nouvelle visibilité à une scène restée pour un temps à l'ombre des mouvements majoritaires de la pensée contemporaine.


1. G. Tarde, Monadologie et sociologie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 89.
2. G. Deleuze>, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 111. Le terme de préhension est un terme technique de la philosophie de Whitehead auquel Deleuze a consacré un chapitre entier du Pli intitulé « Qu'est-ce qu'un événement ? »
3. G. Tarde, op. cit., 1999, p. 85.


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