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La relation comme forme
Si « la relation comme forme » émerge comme titre légitime pour
ce recueil ayant trait principalement à l'interactivité en art, cette
proposition n'en constitue pas le projet systématique et approfondi.
Considérant la suite des textes rassemblés ici, il faudrait chercher
les diverses apparitions du mot
relation et voir comment, avec les
nouveaux médias numériques, la relation devient forme et s'inscrit
dans des objets apparentés à l'art. Continuation de la photographie
et du cinéma, la prise de vues, telle qu'elle est intentionnellement
maintenue dans les programmes vidéo-interactifs, est attachée à l'idée
de
relation au réel. Cette idée est là pour prendre en compte la tradition
picturale chinoise ou pour mettre en oeuvre la poétique de la
collection, pour construire le diagramme de l'exploration d'un coin
de banlieue ou pour mettre en scène un modèle qui se prête à la
modélisation de ses gestes. Avec Rousseau, on parle de
relation au
monde, sur le mode du signe sensitif, de la réminiscence ou de la
rêverie sans objet. C'est sans conteste ce qui donne sa pertinence à une
entreprise visant à interpréter son texte sur le mode de la performance
interactive et à prendre cette lecture comme critère de l'expérimentation
d'une écriture nouvelle. Qu'elle soit prélèvement de fragments
ou de traces ou qu'elle relève de codes ou de langages, la
saisie permet
le passage du photographique vers l'image calculée, le virtuel et
l'interactivité. La saisie s'identifie alors, en tant que relation, à un
processus formel et productif. L'association
saisie-ressaisie qualifie la
version de l'interactivité la plus homogène à tout ce qui relève de la figuration et de la représentation. La
perspective interactive, où la
programmation tient la place qu'a la géométrie dans la perspective
optique, désigne le dispositif de la construction ou de la saisie des
relations. Il est alors possible de concevoir une
image-relation qui,
au-delà du partage des actions, est une présentation directe de la
relation. La jouabilité de l'oeuvre atteste la figurabilité des relations.
Cette
jouabilité, empruntée aux jeux informatiques, voit sa signification
élargie à toutes les acceptions du mot
jeu, jeu nécessaire du
fonctionnement mécanique, jeu interprétatif, théâtral et musical,
jeu de l'exercice corporel et mental, jeu de langage.
Si la relation est une forme, elle a ses techniques et ses supports,
ses matériaux, ou ses
immatériaux – des matériaux fondés sur des
langages. Ainsi l'interactivité n'est pas la simple médiation de l'accès
à l'oeuvre, elle est partie intégrante de l'oeuvre. Certes, il n'est pas de
proposition artistique véritable qui n'organise, d'une façon ou d'une
autre, la relation à ses destinataires. Il convient cependant de rechercher
la spécificité esthétique de l'interactivité dans les transformations
effectives que connaissent, dans l'exercice dialogique, à la fois l'oeuvre
et son destinataire. Plus simplement, c'est la vitesse des opérations
numériques qui distingue radicalement les modalités relationnelles
des objets interactifs. Leur capacité à organiser les comportements
logiques les plus complexes, à traiter dans l'instant les variations et
les événements, à s'accorder à la temporalité du lecteur, à s'insérer
dans le cours des choses, caractérise leur nouveauté. Qui plus est, ces
capacités s'appliquent à faire fonctionner ensemble des registres
formels ordinairement séparés. L'interactivité la plus sensible et la
plus intuitive ne saurait faire oublier qu'elle repose sur le flux du
code. L'indétermination du statut des oeuvres interactives ne doit pas
être confondue avec une indétermination de leur fonctionnement.
C'est, au contraire, dans le perfectionnement programmé de leurs
relations internes que résident leur autonomie et leur faculté de
réponse aux sollicitations les plus singulières.
Dans les recherches rapportées ici,
interactivité n'est jamais
employé dans un sens métaphorique ou idéologique. Il faut l'entendre
dans son sens technique. L'apparition du mot, contemporaine des
premiers essais de ce recueil, est une réponse à la nécessité de désigner spécifiquement la relation à l'ordinateur. Sa pertinence ne tient qu'à ça
et, si son usage répété est nécessaire, il faut savoir aussi s'en méfier et
le maintenir à distance. Une semblable attitude s'impose avec
virtuel,
à cette différence près, très grande, que le terme virtuel préexiste à
son usage dans les technologies numériques, notamment dans le
champ philosophique où il a une grande puissance conceptuelle. La
fascination pour les « nouvelles technologies » va de pair avec le refus
de leur examen informé et critique. Par exemple, dire des images calculées
qu'elles sont libres de toute attache au réel, qu'elles ne peuvent
constituer une trace, interdit de comprendre en quoi elles peuvent
s'alimenter au réel et participer à son investigation sans renoncer à
leur dimension de construction pure. D'ailleurs, qu'une image fasse
l'objet d'un calcul n'est en rien l'exclusivité du numérique, même si
l'ordinateur calcule des configurations inimaginables avant lui. Autre
exemple, parler d'une dématérialisation inhérente au numérique, c'est
faire peu de cas des constituants de la matière que sont les électrons
et le magnétisme. Que les entités numériques résultent d'opérations
codées, qu'on y accède par le biais de langages, n'exclut pas l'inscription
matérielle de leurs transformations et de leurs interactions. Sans
former un projet polémique explicite, les propositions théoriques
comme les projets expérimentaux exposés ici tendent à contredire les
discours qui substituent l'affirmation sans nuances d'une originalité
technique réelle ou supposée à la pertinence des implications artistiques
du numérique, ou bien interdisent l'usage effectif des nouveaux
instruments, au nom d'une dénonciation de l'effet de démonstration
auquel il conduirait fatalement.
Dès les premiers textes, une stratégie d'innovation artistique se
dessine qui consiste à préférer, à l'annonce d'une rupture radicale, la
recherche des continuités historiques capables d'éclairer les mutations
artistiques du numérique. Malgré les effets d'entraînement et d'enfermement
inhérents à l'implication résolue dans la nouveauté, une telle
posture ne peut que se confirmer si la priorité reste à l'observation et à
la description, au commentaire théorique et didactique, à la production
expérimentale. Parce qu'il s'infiltre partout, parce que tous les genres
sont touchés par sa variabilité, le numérique conduit à reconsidérer
les paradigmes les plus établis. Il fait apparaître rétrospectivement tout un ensemble de disciplines et de dispositifs comme des cas particuliers
d'ensembles plus généraux dont il tracerait les nouvelles limites. Ainsi
la participation du spectateur, l'oeuvre ouverte, la combinatoire, le récit
non-linéaire peuvent être perçus comme des antécédents particuliers
des potentialités ouvertes par l'interactivité, sans pour autant coïncider
avec elles. Ainsi le dispositif cinématographique se voit déstabilisé
lorsque la relation, sous sa forme programmée, s'installe dans l'entreimages
pour contester le défilement des photogrammes. À l'époque des
premières recherches, les expériences d'art en réseau passent par le téléphone
ordinaire et la vidéo n'a aucune existence dans les ordinateurs.
Dans la période qui suit et jusqu'aujourd'hui, la puissance des
ordinateurs courants est multipliée par dix mille, Internet apparaît et
se généralise, la vidéo s'identifie au numérique. Conçu avec des
moyens rudimentaires pour les premiers programmes sur ordinateur,
le procédé de la
chronophotographie interactive qui vise à réinvestir
la tradition cinématographique reste sensiblement le même et confirme
ses capacités descriptives, narratives et fictionnelles. Même si sa
dimension d'image-relation se trouve considérablement renforcée,
elle est repérable dès l'origine. Peut-être faut-il comprendre que, dès
l'apparition du numérique, l'essentiel de ses spécificités esthétiques
est en place. Peut-être faut-il aussi reconnaître au travail artistique
une certaine obstination et une certaine constance.
Ce sont des textes de circonstance. Circonstances entrecroisées
mais ayant leurs spécificités : l'enseignement et la recherche, le
commissariat d'expositions et l'édition documentaire, la réalisation et
l'expérimentation artistiques. Ces textes sont ainsi des contributions à
des revues et à des colloques, des descriptions et des commentaires
pour des catalogues, des essais accompagnant les projets artistiques.
Beaucoup des images qui pourraient en constituer la documentation
sont publiées dans les catalogues d'
Artifices, dans les ouvrages à
vocation encyclopédique que sont le CD-ROM de la 3e Biennale de
Lyon et celui de la
Revue virtuelle. Des dessins, par contre, sont
spécialement collectés et adaptés. Ces vues techniques d'installations
et d'expositions sont là comme une proposition théorique supplémentaire.
Car elles relèvent d'une même recherche, celle d'affirmer la
relation propre aux oeuvres par une scénographie elle-même relationnelle. Gardant comme référence les environnements-spectacles des
débuts, et l'idée de distanciation qui leur était associée, les formes qui
s'imposent sont celles de la chambre et de l'alcôve, de la table et de la
chaise, car elles doivent réaliser simultanément l'alliance du jeu et de
la consultation, l'alliance du spectacle et de la lecture.
L'édition augmentée
Conservant le même principe de laisser les textes tels qu'ils ont été
initialement rédigés et publiés, cette seconde édition de
La Relation
comme forme. L'Interactivité en art, reprend la totalité de ceux de
l'édition de 2004, à l'exception de « La perspective interactive »,
auquel un nouveau texte, « La perspective relationnelle », se substitue.
Plus complète et développée autour d'une proposition artistique –
Les
Perspecteurs –, cette étude tend à affirmer une fois encore la dimension
expérimentale des travaux spécifiquement réalisés au cours d'une
vingtaine d'années de recherche. Un autre texte vient en supplément,
issu de plusieurs conférences, qui porte finalement sur la question :
« Les arts interactifs s'exposent-ils ? ».
Ainsi se conclut un cycle, par deux mouvements, celui qui ouvre
vers l'art contemporain tout en gardant au premier plan le processus
performatif et relationnel, celui qui rapproche de la complexité
du numérique pour repérer, dans l'ensemble de ses intrications aux
réalités contemporaines, ses effets esthétiques.
Ce livre a bénéficié d'une triple chance. Celle d'être publié, celle de
l'être dans la collection du Mamco, celle d'être de la sorte rattaché au
plus intéressant de l'art contemporain. Car il n'était pas dit qu'un
ouvrage axé à ce point sur les nouvelles technologies dans l'art puisse
trouver une place aux éditions du Mamco. La conjonction des projets
éditoriaux en matière de théorie de la création de l'Université
Paris 8 et de la
Haute école d'art et de design – Genève, qui avait été
décisive, se renouvelle fidèlement.
(...)