Des articulations d'une énigme
Olivier Mignon
(extrait, p. 8-16)
© Olivier Mignon, (SIC)
On devrait tenir en plus haute estime la pudeur avec laquelle la nature s'est cachée derrière des énigmes et des incertitudes chamarrées.
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir.
« Un mot ("corps") avait permis à tout le monde de se désengager à temps de la langue de bois politique. Barthes, encore lui, avait été le premier. Un grand us et un grand abus va être fait – dans les Cahiers et dans ces textes surtout – du mot "corps" »
(1).
« Ces textes », ce sont ceux que Serge Daney réunit et commente dans son recueil
La rampe (1983), une sélection d'articles écrits pour les
Cahiers du cinéma entre 1970 et 1982. Il entend ainsi revenir sur une décennie de théorie cinématographique, une séquence étrange et chahutée où s'entrechoquent les polémiques (parfois vaines), où foisonnent les zooms analytiques (fulgurants), mais où se dessine aussi, dans un panoramique souple et discret, le mouvement fluide de certaines obsessions. Chacun de ces textes, dit-il, est une tentative de « faire le point » sur la situation de la revue et, partant, du cinéma. Avec la virtuosité qu'on lui connaît, Daney n'a pas cessé, en effet, de produire de brèves récapitulations, d'étranges objets critiques faisant se rencontrer et se réfracter interrogations, hypothèses et intuitions d'ordre divers. Au départ d'un film, se tisse en un clin d'oeil une toile redoutable dans laquelle tombe le cinéma tout entier, permettant ainsi un diagnostic éclair, un état de la question parfois vertigineux. La succession de ces évaluations transversales laisse aujourd'hui apparaître, dans sa dynamique de reconfiguration incessante, le projet d'une forme d'histoire du cinéma contemporain, c'est-à-dire aussi d'une histoire toujours contemporaine du cinéma. Si l'on considère, au-delà de cette série de réajustements, les quelques commentaires de l'auteur visant, en 1982, à segmenter l'évolution de son propre discours, à signaler l'émergence ou le retour de certaines notions (« corps », notamment), on s'aperçoit qu'il a produit un exemple parfaitement singulier de théorie filmique : à la fois historique et réflexive. Un film important, chez Daney, c'est un film qui jette inévitablement un regard triple : sur l'Histoire, sur l'histoire du cinéma et sur sa propre histoire de « ciné-fils ».
Envisager la question du corps dans son historicité, interroger son statut dans le discours cinématographique, cela ne peut donc se faire sans Daney. D'abord, pour l'exemple qu'il donne d'une théorie qui avance rapidement mais avec précaution, qui traverse le cours du cinéma en sautant prestement d'une question à l'autre, sans jamais négliger de brefs regards circulaires. Puis, surtout, pour assister à la naissance d'une question, pour la voir se lever et s'épanouir largement. Et enfin constater que, quel que soit son statut chez d'autres penseurs, sa logique (les tours et détours qu'elle suppose) reste à peu de choses près la même.
Élévation
Lorsque le terme de « corps » commence à faire son apparition sous sa plume, il est évident qu'on assiste à une modification notable, un changement de ton – plutôt que de style –, un assouplissement d'ordre – osons le mot – épistémologique. L'irruption de cette notion au milieu des années 1970 ouvre une brèche, d'abord timide, dans un discours solidement charpenté par la psychanalyse lacanienne et le marxisme althussérien. Timide car, dans un premier temps, le corps n'est pas une interrogation en soi ; il n'est qu'une interface, il n'a pas encore son langage ; il est indexé à des réflexions sur le « pouvoir », les « appareils », les « dispositifs d'énonciation » – Foucault n'est évidemment pas loin. Mais bientôt le corps se disperse ; il surgit au détour de chaque inflexion argumentative ; il devient, à proprement parler, une « énigme » : « Le corps ici est toujours une énigme. Quant à ce qu'il peut et à ce qu'il contient. Quant à ce qui le meut et à ce qui le tient. L'énigme a mille visages »
(2). En dix ans, le type d'interrogation qui balise explicitement les textes de l'auteur va incontestablement changer : on passe de « Comment filmer la lutte des classes ? » ou « Comment filmer des guillemets ? » à « Qui filmer ? Face à quels corps poser une caméra ? ». Le cas
Jean-Marie Straub, cinéaste auquel Daney a toujours accordé une grande importance, est emblématique de l'évolution de son discours. Au sujet de
De la nuée à la résistance (1979), on rencontre cette proposition : « Si l'on considère qu'un cinéaste n'est important que dans la mesure où il étudie, de film en film, un certain état du corps humain, les films de
Straub resteront comme des documentaires sur deux ou trois positions du corps : être assis, se pencher pour lire, marcher. C'est déjà beaucoup »
(3). Quand on sait le rôle privilégié que le réalisateur s'est vu octroyé, quelques années plus tôt, dans l'entreprise collective et prioritaire de déconstruction de la représentation, le voir investi soudain d'une mission aussi modeste donne à cet aveu un air de libération, comme une redécouverte de l'élémentaire.
Si le corps devient peu à peu le centre de gravité dans la réflexion de Serge Daney – si, à première vue, il semble bientôt être l'objet d'une convocation frénétique, on peut néanmoins constater que son utilisation répond principalement à deux enjeux théoriques majeurs : le statut des images, à l'ère du numérique, de la vidéo et de la télévision conquérante ; et un certain retour de la fiction, lié à la mise en question de la Politique des auteurs.
Flexion
« C'est la fin de la décennie. Le cinéma est au coeur d'une mutation : toute certitude quant à la nature de l'image vacille »
(4). Cette déclaration du Daney de 1982 (celui qui commente les articles dans
La rampe) occupe une place étonnante : elle apparaît au sujet des textes qui déploient le corps dans toutes ses dimensions (ses « mille visages » : « érotique et politique », « lisse et habité du démon », « ludique et trivial », etc.), cependant, cette question du numérique et de la vidéo n'y trouvent pas de réels développements. La menace que ces outils peuvent faire peser sur la nature de l'image, à la fois évidente et difficile à mesurer, tient donc à cette époque du pressentiment. Les « effets » de la télévision sont quant à eux déjà conceptualisables mais ils ne déterminent pas encore fondamentalement ses idées sur le destin du cinéma. On est toujours à l'époque tributaire de « cette fameuse idée de spécificité du cinéma »
(5). Le corps, dans ce recours permanent, dans cette revendication, devient alors certes une « énigme », mais une énigme indispensable, une énigme dont on ne doute ni de la nature concrète ni de l'utilité. Le corps, c'est ce qui reste, c'est ce qui occupe quand les certitudes (esthétiques et idéologiques) « vacillent ».
L'emploi de cette notion permet le deuil d'une certaine idée du cinéma ; il favorise le passage vers un nouveau régime d'images ; et il suggère, dans le même temps, que certains « objets » sont à réévaluer. Car la mutation qui affecte le statut de l'image s'accompagne, indirectement, d'un essoufflement de la Politique des auteurs et d'un retour de la fiction. Daney constate, à la fin des années 1970, que le « cinéma moderne » (dont la Politique des auteurs a constitué une des assises théoriques les plus fameuses et les plus efficaces
(6)) est en perte de vitesse. Il y a un revers à la légitimation des Auteurs, c'est le triomphe de leurs Intentions. Le film d' « art et essai » a fini par produire un spectateur totalement déniaisé, peu curieux, attentif aux seuls effets de style et soucieux de rapporter ceux-ci au projet cohérent et attendu d'un créateur singulier. Le public ne s'identifie plus au personnage du « cinéma classique » mais à l'auteur
(7). Et Daney d'en appeler alors à un regard « exigeant et naïf ». C'est-à-dire, implicitement : s'identifier désormais au corps, dans sa singularité. Il faut, en pratique, retrouver « l'acuité de la perception : voir, entendre, identifier, reconnaître, déduire » ; et il faut, d'un point de vue théorique, comme à tout moment de rupture, reconsidérer le pacte qui lie le spectateur au film, ce qui doit se faire maintenant sous le signe de la croyance – une croyance renouvelée, non-hystérique, matérialiste. Quelques années plus tard,
Deleuze rencontrera lui aussi cette idée : « Notre croyance ne peut avoir d'autre objet que " la chair ", nous avons besoin de raisons très spéciales qui nous fassent croire au corps […]. Nous devons croire au corps, mais comme au germe de vie, à la graine qui fait éclater les pavés, qui s'est conservée, perpétuée dans le saint suaire ou les bandelettes de la momie, et qui témoigne pour la vie, dans ce monde-ci tel qu'il est. Nous avons besoin d'une éthique ou d'une foi, ce qui fait rire les idiots ; ce n'est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie »
(8).
L'épuisement relatif de la logique du cinéma d'auteur coïnciderait avec la réapparition d'un mot et d'une forme : la fiction. Non pas le retour à la fiction, insiste Daney, mais celui de la fiction qui, dans un mouvement de spirale, s'est déplacé, et trouve maintenant comme ferment la passion. Il ne s'agit pas de se réjouir de la réapparition de « scénarios bien ficelés » et de « personnages bien crédibles »
(9) ; ce qui est résolument neuf au sein de ce territoire fictionnel à nouveau arpenté sans remords, c'est l'accent mis sur les états d'âme et de corps. La passion, c'est le désir excessif, c'est l'authentique langage du corps. Dans cette perspective, il est significatif que l'apparition du mot « corps » soit attribuée à Roland Barthes (cfr. citation en introduction), alors que le travail de Foucault, par exemple, offrait au critique des
Cahiers une utilisation bien plus systématique de la notion. C'est de toute évidence le tour plus sensuel et affectif que le sémiologue donna alors à ses recherches et à son vocabulaire –
Fragments d'un discours amoureux date de 1977
(10) – qui éclaire cette référence. Le structuralisme passant, il est à nouveau permis de désirer raconter. Et l'auteur de
La rampe a bien vu que ce nouvel état de la fiction donnait lieu à un redéploiement symptomatique de ce désir au sein même des films, où l'action de conter est régulièrement mise en lumière. Le cinéma se renouvelle en renouant avec ses origines (le théâtre, le cirque, le cabaret et l'exhibition spectaculaire des corps à la Belle époque) ; ce qui revient à remettre l'acteur en selle. Son corps, à nouveau insolite, voilà ce qui fait se communiquer le renouveau fictionnel avec le cinéma des débuts, et suggère donc une périodisation nouvelle de l'histoire du cinéma. Premier temps : le « corps » permet à Daney de penser les mutations dont se voit affecté le cinéma – dans sa nature et dans sa forme
(11). Second temps : il devient le terme à partir duquel repenser le cinéma en entier – dans son histoire.
(...)
1. Serge Daney, « Les corps-énigmes », dans
La rampe, Paris, Cahiers du cinéma – Gallimard, 1996, p. 111.
2.
Idem, p. 112.
3. Serge Daney, « Une morale de la perception », dans
op. cit., pp. 150-151.
4.
Idem, p. 111.
5. Serge Daney,
Persévérance. Entretien avec Serge Toubiana, Paris, P.O.L., 1994, p. 171.
6. Bientôt rédacteur en chef des
Cahiers du cinéma, Serge Daney se devra de redéfinir un mouvement théorique et une posture critique dont l'histoire coïncide avec celle de la revue. Pour rappel, c'est François Truffaut qui pose la première pierre en février 1955 avec « Ali Baba et la Politique des Auteurs ». On assistera à l'émergence de cette problématique maison dans Antoine de Baecque,
Les Cahiers du cinéma. Histoire d'une revue, Paris, Cahiers du cinéma, 1991. Avançons succinctement l'hypothèse suivante : Daney aurait partiellement substitué au « volontarisme de l'amour » pour un auteur (de Baecque) une affection singulière et « spontanée » pour le film.
7. Serge Daney, « éloge d'Emma Thiers », dans
op. cit., p. 181.
8.
Gilles Deleuze,
Cinéma 2. L'image-temps, Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p. 225.
9. Serge Daney, « éloge d'Emma Thiers », dans
op. cit., p. 179.
10. Notons au passage que c'est précisément au tournant des années 1980 que Foucault réoriente ses recherches sur l'
Histoire de la sexualité et leur apporte une coloration plus hédoniste : de
La volonté de savoir (1976) à
L'usage des plaisirs et
Le souci de soi (1984).
11. Les deux enjeux auxquels répond l'utilisation du mot « corps », il est apparu progressivement à Daney – même s'il en avait déjà le pressentiment – qu'ils étaient intimement liés, et qu'ils resteraient d'actualité justement en se nourrissant l'un l'autre. Le désir de fiction s'est immiscé dans toutes les brèches que le numérique à fait subir au médium traditionnel, et la télévision est vite devenue – le zappeur de
Libé en saura quelque chose – la nouvelle scène où se règlent toutes les intrigues et où se libèrent tous les affects. Mieux, le « corps » restera l'outil indispensable pour penser tant les vertiges du virtuel que le délire télévisuel.