Préface de l'édition originale
Enrico Stumpo
(extrait, p. 5-6)
Le thème du marché de l'art est devenu aujourd'hui et, depuis deux décennies,
dans une mesure croissante, un des topoi les plus fréquentés de l'histoire de l'art
italien et international. Et c'est peut-être la raison pour laquelle il est devenu une
sorte de pétition de principe sur laquelle s'accordent à la fois les historiens de l'art
et ceux de l'économie (du reste très peu nombreux en Italie), mais de manière vague
et indéterminée. Si les études se sont multipliées sur les commanditaires, sur les
collectionneurs, les livres de compte ou d'atelier de tel ou tel peintre, il y manque
une pensée qui permette de rassembler non seulement les raisons distinctes pour
lesquelles les historiens de l'art et ceux de l'économie peuvent s'y intéresser, mais
aussi les cadres de référence plus généraux des marchés de l'art ou des arts. Mais ce
n'est pas en multipliant les « marchés de l'art », à Florence, Venise, Ferrare, Mantoue,
Rome ou Naples que nous pourrons comprendre les raisons historiques de chacun
d'eux. Le volume de Guido Guerzoni comble donc une lacune grave, surtout pour
l'historiographie italienne. Dans une série d'études, différentes entre elles au niveau
de leur domaine de recherches respectif, mais unies par une qualité professionnelle
d'une indéniable portée, l'auteur a utilisé les instruments de l'historien de la période
moderne, de l'historien de l'économie et de l'historien de l'art pour donner à
un thème tellement complexe, sans sacrifier pour autant la légèreté, ce qui sera considéré,
dans les prochaines années, comme le point de départ indispensable pour tous
ceux qui voudront traiter de ce sujet. Il s'en dégage de fait un dialogue à plusieurs
voix où, d'un chapitre à l'autre, l'auteur est en mesure de modifier son point
d'observation, privilégiant la continuité de l'extraordinaire expérience de tant
d'artistes et artisans italiens sur plus de trois siècles. Cherchant à fournir des
exemples, à faire revivre les sources historiques, fussent-elles complexes, à expliciter
le point de vue de la recherche et ses étapes successives, l'auteur donne à son lecteur la possibilité de vérifier la route qu'il est en train de parcourir, et d'en trouver une
meilleure.
(...)
Les marchés artistiques : lexiques et grammaires
Prologue
(extrait, p. 13-19)
L'histoire de ce livre a commencé en mai 1989, date à laquelle, après avoir terminé
ma troisième année à l'université, je me suis résolu à chercher un directeur pour ma
thèse de
laurea en économie de l'entreprise, dont j'avais déjà déterminé le sujet : les
relations entre le monde de l'art et celui de l'économie, sous une double perspective,
à la fois historique et économique.
Le premier entretien avec un économiste de l'entreprise de mon université, collectionneur
renommé, n'aboutit pas, parce que mon interlocuteur, sur un ton aimable
mais définitif, décréta que le thème, dépourvu qu'il était d'avenir et de passé, ne
présentait pas la matière suffisante pour bâtir un mémoire digne de ce nom. Je fus
déçu; mais loin de baisser les bras, je m'en fus quelques jours plus tard frapper à la
porte de l'Institut d'histoire économique, où je fus accueilli par le professeur Marzio
Romani, qui me reçut avec une grande courtoisie et m'écouta sans m'interrompre
pendant plus d'une heure. Ma plaidoirie dut le convaincre ; car, dans les mois qui
suivirent nous définîmes un programme de recherche avec Raoul Nacamulli, qui
dirigea ma thèse et me prépara à la soutenance.
Changeant de cursus de spécialisation, je trouvai en Marco Cattini un deuxième
rapporteur particulièrement attentif et rencontrai Franco Amatori qui m'encouragea
à traverser l'océan pour prendre connaissance des sources que je n'avais pas réussi
à trouver en Italie. Ainsi, en juillet 1992, je me suis présenté à la soutenance en
serrant dans mes bras un volume intitulé
Il « gran gioco » dell'arte. Il sistema
artistico tra storia ed economia [Le « Grand jeu » de l'art. Le système artistique entre
histoire et économie].
Quinze ans après, je vois bien qu'il me faut imputer à ce
grand jeu les choix les
plus sérieux que j'ai effectués par la suite, à commencer par un doctorat en histoire économique et sociale, que je terminai en 1996 et que je consacrai aux aspects économiques
et sociaux des cours aux XVe et XVIe siècles.
Je ne doute pas que les lecteurs me pardonneront cet incipit autobiographique :
en réalité ce sont plus de quinze années qui se sont écoulées depuis cette matinée qui
fut à l'origine de mon rapport « professionnel » avec les thèmes traités dans ce
volume. De nombreux événements se sont produits sur ces entrefaites, et cette
question naguère excentrique s'est progressivement imposée à différents savants pour
qui elle est devenue une préoccupation permanente, si bien qu'elle se retrouve finalement
être aujourd'hui un des thèmes plus à la mode, dans les coulisses académiques,
muséales et éditoriales pourtant volages.
Ce n'est toutefois pas à cause de ce succès, ni grâce à lui, que je me décide seulement
maintenant à consacrer une monographie à des thèmes sur lesquels je travaille
depuis près de deux décennies. Ma lenteur est due à la prudence que j'ai crue nécessaire
pour pouvoir me mesurer avec des sujets qui non seulement se trouvent au
carrefour de traditions et de disciplines différentes, mais sont de surcroît traités par
tout l'éventail des sciences sociales, chacune avec son langage et son approche spécifique.
De fait, les marchés artistiques ont été étudiés et le sont encore par une
pléthore de spécialistes : économistes, sociologues, muséologues, historiens de l'économie,
des mentalités, de la pensée économique, de l'art, du collectionnisme, de la
culture et j'en passe.
Conscient de l'étendue du champ de recherche et de l'insuffisance de ma formation
initiale, j'ai préféré attendre, ce qui m'a permis de me confronter avec différents
interlocuteurs dont je voulais comprendre les logiques, les méthodes de travail
et les lexiques. Ce fut un processus d'autant plus lent que j'étais terrorisé à l'idée de
passer à côté de la juste confrontation, alors que des tentations hégémoniques se
faisaient jour dans la phase préalable, ce qui entraînait des querelles entre les différentes
disciplines.
D'autre part, entre la fin des années 1980 et la première moitié de la décennie
suivante, tout dialogue véritable était impossible entre les économistes et les historiens
de l'art, étant donné leur antagonisme marqué dans cette première étape du
débat et le fossé entre leurs conceptions respectives. Ils manifestaient – et il est juste de le reconnaître – une curiosité réciproque, mais les incompréhensions linguistiques
et la radicalité de leurs oppositions ne favorisaient pas les tentatives d'intégration
interdisciplinaire. Je m'aperçus alors que je n'aurais pas de meilleur cadre de
médiation que l'histoire économique, en particulier telle qu'elle est pratiquée
en Italie, où elle est par tradition sensible aux exigences des autres disciplines
historiographiques, sans pour autant se soustraire aux contraintes de l'approche
économique.
C'est ainsi que se sont fait jour peu à peu les objectifs de mon projet de recherche,
incontestablement ambitieux, dans la mesure où je voulais puiser à plusieurs principes
inspirateurs : comprendre les ruptures et les continuités de la
longue durée*, rechercher
le dialogue avec les autres sciences sociales, me confronter avec différentes traditions
historiographiques, tracer les contours d'un modèle susceptible de développements
comparatistes, poser des questions capables de mettre la dimension nationale au
premier plan tout en participant au vif débat international.
Au début il n'existait pas encore de littérature d'histoire de l'économie spécialement
dédiée aux « marchés de l'art », mais les recherches que j'ai été le premier à
effectuer sur les sources primaires – en particulier sur celles des cours – et l'exploration
de la littérature d'histoire de l'art plus spécialisée m'ont convaincu que la
production et la réception des œuvres d'art, des articles somptuaires et des services
qui leur étaient liés, avaient constitué une épine dorsale des économies préindustrielles.
Et même, observant le cas italien, je me suis persuadé que ce secteur avait à
la fois soutenu le décollage industriel, et – aujourd'hui nous pouvons l'affirmer –
atténué le contrecoup du violent atterrissage postindustriel, dès lors que la récession
de 2001-2005 semble avoir épargné les
creative industries, héritières d'une tradition
plus ancienne qu'on ne le pense, qui doit son effacement à l'absence de communication
entre des divisions disciplinaires rigides.
Le jeune chercheur que j'étais alors ne doutait pas que l'Italie des tissus, des chaussures,
de la maroquinerie, de la mode, de l'architecture, de l'ameublement, des majoliques, des céramiques, de l'orfèvrerie, de la peausserie, des carrossiers, de la
construction navale, du design, des instruments de musique, des papiers précieux,
de l'œnologie et de la gastronomie de haute qualité, des Riva et des Ferrari plongeât
ses racines économiques, sociales et culturelles dans le terrain, encore un peu négligé,
des
marchés artistiques.
De telles hypothèses ont rencontré avec le temps de plus en plus d'approbation.
Enrico Stumpo a constaté que « la production illimitée d'objets artistiques et le
commerce d'antiquités, qui a pris place en Italie entre le XVe et le XVIIIe siècle, se
sont prolongés encore pendant tout le XIXe siècle et au début du XXe, concernant
une grande partie des villes italiennes et impliquant un nombre considérable d'artisans,
de peintres et de sculpteurs », et « ont déclenché un mouvement commercial
complexe entre l'Italie et l'Europe, mais pas seulement, de matières premières importées
et d'objets exportés qu'aucun savant n'a, pour des raisons évidentes, seulement
cherché à évaluer. Elle a probablement permis d'intégrer l'économie manufacturière
de centres fameux comme Florence, Venise, Gênes, Rome ou Milan, avec une
production diversifiée non seulement d'œuvres d'art, mais également d'objets de
luxe, d'armes, de bijoux, d'argenterie, de livres, d'instruments de musique, de tapisseries,
de meubles, de céramiques et de majoliques, de tableaux, de statues, de stucs,
de monnaies, de médailles, d'estampes, de gravures, de miroirs, de lustres »
(1). L'essai
récent de Marco Belfanti et Giovanni Luigi Fontana, intitulé
Rinascimento e made
in Italy, va dans le même sens, puisque les auteurs y observent qu'entre le XVe et
le XVIe siècle le goût italien est devenu « le point de référence, la pierre de touche,
mais aussi le modèle dont s'inspirait la plus grande partie de l'Europe
(2) ». Ils s'opposent
toutefois aux interprétations qui mettent l'accent sur la crise qui, au XVIIe siècle,
aurait tenaillé notre « artisanat traditionnel du luxe » et constatent que
« de nombreuses études sur l'époque moderne et contemporaine ont montré que,
malgré les profondes mutations du contexte général, différentes productions manufacturières italiennes typiques (dans le textile, la céramique, l'édition, la verrerie,
etc.) n'ont pas subi d'interruptions brusques, ni ne présentent les signes d'un
déclin définitif. Au point que l'on peut émettre l'hypothèse que le développement
des zones industrielles du
made in Italy de la seconde moitié du XXe siècle s'est fondé
en bonne partie sur ce réseau de spécialisations territoriales enracinées »
(3).
Je n'ai pu qu'abonder dans le sens de ces opinions, qui ont insisté sur les continuités
et les persistances enregistrées dans la longue durée, après m'être rendu compte
que l'analyse des structures et des dynamiques de ces marchés à l'époque moderne
et contemporaine obligeait à colmater la fracture qui s'était créée au XXe siècle entre
les intérêts de l'histoire de l'économie, des techniques, de l'art et de l'architecture.
Les temps, par ailleurs, semblaient mûrs pour faire la suture des blessures que la
rupture des XVIIIe et XIXe siècles avait portées entre art et artisanat, entre
arts utiles
et
inutiles, pratiques et improductifs, afin de remonter, par d'autres voies, aux origines
des fortunes industrielles de l'Italie du XXe siècle. Ces césures avaient malheureusement
opéré une scission qui eut pour effet que les activités relevant des marchés
artistiques, bastion des prétendues
industries artistiques jusqu'au début des années
1930, ont été jugées trop
industrielles pour mériter l'intérêt de l'histoire de l'art et
trop
artistiques pour réveiller les attentions de l'histoire de l'économie. C'est ainsi que
les deux disciplines ont manifesté un désintérêt systématique autant l'une que l'autre
pour cette zone d'intersection.
Une occasion manquée, sans aucun doute, puisqu'il suffit d'y regarder de plus
près pour parvenir, par ce colmatage, à reconstruire la généalogie de secteurs importants
de l'économie italienne, les formes de transmission et de migration des savoirs,
les métiers et les
intangible assets, les mécanismes de développement des capacités
d'organisation et autre chose encore ; si Marazzi est l'héritier des manufactures de la
cour d'Este, Beretta est celui des armuriers des Sforza, et beaucoup d'acteurs d'autres
zones industrielles sont dans des situations analogues.
Ma curiosité, déjà excitée par ces aspects historiographiques, s'est ensuite laissé solliciter
par d'autres phénomènes, dès l'instant où, tandis que je me consacrai à des
recherches dans les archives, la littérature économique que j'ai explorée pour des raisons
didactiques et scientifiques révélait un cadre à certains égards surprenant
(4).
Les disciplines économiques étaient en train de reconnaître, après les avoir négligés
et omis pendant des décennies, l'importance que les biens symboliques, culturels
et immatériels prenaient dans la société et les économies postmodernes et
postindustrielles, le rôle que l'art et la culture jouaient dans les processus de diffusion
de l'innovation et dans la formation du capital humain, le poids économique
croissant de la
créativité (arrivé aujourd'hui à des niveaux mystificateurs) et le caractère
central des biens de consommation ostentatoires. L'étude historique de ces
marchés, sur la base de ces indications, m'a permis de parcourir quelques étapes
fondamentales dans le développement de l'économie et de l'industrie italiennes,
mais aussi d'examiner les mécanismes et les logiques de fonctionnement des marchés
actuels des biens durables et des services à la personne.
La fin de la production de masse et l'avènement de la
mass customization ont de
fait obligé à réévaluer les caractéristiques typiques des biens et des services qui étaient,
par le passé, produits, distribués et consommés dans le cadre des marchés artistiques :
les propriétés esthétiques rivalisent avec les prestations, les consommations construisent
et révèlent des identités individuelles et des physionomies de groupe, les
distances se creusent à nouveau entre les riches et les pauvres, la distinction devient
un impératif de masse, pendant que les consommateurs deviennent des commanditaires
dont les comportements semblent suivre les mêmes logiques que les collectionneurs
du passé
(5).
Sur ce terrain – qui n'est interstitiel qu'en apparence –, c'est donc une partie
décisive qui est en train de se jouer, et peu de champs d'étude peuvent fournir des
indications aussi précises pour comprendre ce que pourra être le futur de plusieurs domaines économiques : qu'on n'aille pas croire cependant que l'on bêche un petit
coin de jardin à examiner les marchés artistiques, car c'est au contraire un moyen
innovant de reparcourir
ab antiquo les étapes du processus qui, au cours des siècles,
a amené les secteurs de l'art somptuaire à incarner le visage le plus lumineux de
notre économie industrielle, le label de succès du
made in Italy.
Pour ce but, il n'est pas nécessaire d'ouvrir de nouveaux compartiments disciplinaires
: il est plutôt besoin de contester la place excentrique où l'on confine actuellement
ces thèmes et de plaider en faveur de leur acceptation au nombre de ceux qui
sont
normalement examinés par l'histoire économique et sociale, afin que leur soit
reconnue une dignité herméneutique égale. Je ne vois pas la nécessité d'une « histoire
économique de l'art » ni d'une « histoire économique de l'architecture », parce que
je pense, sans faire du matérialisme historique d'emprunt, que ce sont des thèmes
historiographiques
tout court*, sans distinction aucune. Mon analyse est née du
constat de l'extraordinaire normalité de la présence artistique dans notre pays, de sa
diffusion ancienne, de ses ramifications infinies et de son poids économique,
éléments qui, loin de justifier des
diminutiones de statut, appellent à l'examen attentif
des origines de ces phénomènes et de l'influence qu'ils ont exercée sur la constitution
d'un système spécifique de production, sur la perception à l'étranger de notre
identité, sur la formation des goûts, des talents, des styles et des sensibilités
aujourd'hui reconnus comme autant d'avantages compétitifs.
Je ne vois là qu'une perspective fascinante, dont les thèses peuvent être étayées par
toute une profusion de preuves documentaires, sans risquer de susciter des réactions
aussi grossières que c'eût été le cas il y a encore peu d'années. Toutefois, pour pouvoir
les soutenir sans équivoque, il me faut expliquer le sens précis des deux termes qui
précisent le titre du livre et dont je dois motiver le choix, la valeur et les raisons de
ma préférence pour le pluriel.
(...)
* Les mots en italique suivis d'un astérisque sont en français dans le texte (NdT).
1. Les deux citations sont tirées de Stumpo 2005, p. 247 et de Stumpo 2003, p. 702.
2. Belfanti et Fontana 2005, p. 620-621.
3.
Ibid., p. 621.
4. Je me permets de renvoyer le lecteur qui chercherait des orientations de lecture à mes travaux cités en bibliographie.
5. Voir par exemple Hirschman 1980 ; Hirschman et Holbrook 1982 ; Holbrook et Hirschman 1982 ; Holbrook,
Chestnut, Oliva et Greenleaf 1984 ; Havlena et Holbrook 1986 ; Havlena et Holak 1995 ; Holbrook et Schindler 1995.