Les augures d'un ciel variable
François Quintin
(p. 14-16)
De la Cour des Elèves, on entend déjà les traits cristallins du carillon.
En entrant, en face, au mur, un simple morceau déchiré du journal
Le Monde est cerclé d'une coiffe en plexiglas. Le titre est transfiguré par deux «S» rouges,
laissant le soin au visiteur de le lire comme une nouvelle énigme :
LeS MondeS.
Il y en aurait donc plusieurs, les uns sur les autres, comme des mille-feuilles en
désordre. L'artiste n'a eu besoin que d'un feutre rouge, comme le chirurgien n'a
que son bistouri pour accéder au cœur. La fine architecture gothique de ces
lettres imprimées, ces quelques lettres qui installent notre lecture résignée
depuis l'occident de Gutenberg, se trouve ainsi entaillée d'un geste artistique
d'une économie radicale.
Mircea Cantor avait déclaré par le passé ne plus vouloir faire de photographies,
au sens de la pratique. Il vient pourtant de l'image, de la photo, du graphisme,
de la vidéo, mais se pose toujours à lui la question cruelle de la fatuité de faire
« une image de plus ». Même s'il donne à voir, ce qu'il produit n'est pas motivé
par le désir de faire des images, mais celui de faire sens, de poser des objets de
forte densité symbolique. Mircea Cantor fait des œuvres comme des monuments,
avec l'ambition de dire les choses une fois pour toutes. Cependant, ses
propositions ne sont jamais doctrinales. C'est une œuvre d'affirmation, mais il
confère au spectateur la responsabilité entière de ses interprétations, sa lecture.
Il transforme les barrières idéologiques en des surfaces translucides au travers
desquelles on peut lire des futurs imprévisibles. Il défait des certitudes pour
donner corps à l'incertain, matérialiser par des formes une sérénité dans l'irrésolu,
puisque nous sommes indistinctement sous les auspices d'un
ciel variable.
Les tintements du carillon nous accompagnent plus précisément.
Depuis que nous avons entamé le dialogue autour de l'exposition, j'ai été frappé
par la faculté de Mircea Cantor, non pas à répondre aux questions, mais à leur
donner une nouvelle dimension, à prendre assez de distance pour se permettre
de toujours envisager l'issue poétique.La question de l'économie, par exemple, est
omniprésente.Que ce soit ce
Chaplet – fil de fer barbelé dessiné à même le mur
par des empreintes de doigts alignées, qui enceint l'espace – que ce soit
Stranieri– table modeste sur laquelle quatre morceaux de pain sont entaillés de couteaux
de cuisine, et dont les plaies semblent rendre du sel – ou encore l'œuvre qui donne
son titre à l'exposition,
Ciel variable – écrit à la fumée de bougie au plafond –
ces œuvres montrent un pouvoir de l'artiste à toucher au sensible et à l'humain
avec une très grande économie de moyens. La
Rosace, accueillant avec majesté
le visiteur, évoque plus précisément la question d'une économie alternative.
L'œuvre est née d'une rencontre. Celle d'une femme sur le parvis de Beaubourg, à l'ombre du temple parisien de l'art contemporain. Elle fabrique des cendriers
en forme d'étoile avec des canettes de sodas. Lorsqu'on lui demande le prix, elle
répond : « donne moi ce que tu veux, et prends ce que tu veux ». Mircea Cantor
a été troublé par cette imposition d'une relation économique inhabituelle qui
commande à la responsabilité humaniste, un marché qui ne peut être coté en bourse,
où la co-présence des individus et la confiance mutuelle prennent instantanément
le pas sur la valeur monétaire. Mircea Cantor souhaitait impliquer dans sa
construction symbolique le travail de celle qui avait si simplement formulé une
utopie humaine de l'économie.L'œuvre prend la forme d'une rosace. Elle n'évoque
pas seulement les vitraux de la cathédrale, mais aussi, de façon plus œcuménique,
les
yantras ou d'autres registres de formes de cultes iconoclastes… Il a pris cette
décision en voyant une bouche d'aération d'immeuble à Reims, résultat d'une
mutation perpétuelle des formes prises dans l'alchimie des idéologies, à laquelle
l'artiste est particulièrement attentif. Il y a dans l'anecdote la puissance symbolique
de cette mutation de l'objet, une façon de formuler un avenir souhaitable qui
s'affranchit des mots d'ordre, qui se permet de penser une autre organisation du
monde et de ses valeurs, une posture qu'on peut retrouver dans la philosophie
d'un
Charles Fourrier, ou les écrits d'un Henry David Thoreau. Mircea
Cantor me disait combien l'assurance des thèses de Thoreau, en contrepoint
total avec son temps, l'avait accompagné dans la conception de cette exposition.
Le tintement pur et métallique se répand comme la rumeur.
En montant les escaliers, on se trouve face à un dessin représentant une sorte de
jardin à la française dans les nuages. Il s'agit d'une œuvre de collaboration que
l'artiste réalise avec son neveu âgé de 10 ans. Dans cet échange sur cinq ans,
Mircea Cantor confie à cet enfant particulièrement éveillé toute une série de
tâches à réaliser : inventer des mondes, jouer à un jeu dont on détermine les règles
en cours de route, dessiner la biographie de l'artiste... Ici Alex Mura˘rescu,
après lecture du passage de l'
Apocalypse de St Jean, nous livre son interprétation
de la Jérusalem Céleste. Cet appel à la candeur créatrice par un artiste devenu
commanditaire pose subtilement la question de l'autorité intellectuelle puisque
l'œuvre singulière n'existe que dans l'équilibre non référentiel de cet échange.
Enfin le tintement révèle la source de son alarme douce.
Monument for the end of the world est la commémoration par anticipation d'un
événement futur. La maquette d'une ville faite de fragiles pièces de bois, présente
en son surplomb une grue de laquelle pend le carillon. Au gré du vent, le tintement
d'une musicalité suspendue nous alarme avec délicatesse d'une fin prochaine, celle
du monde, peut-être celui qu'on nous promet, peut-être ceux qu'on perd
dans l'uniformisation générale. Ce n'est pas le projet d'un monument à venir,
mais l'expression d'une monumentalité autre. Le premier tracas du fabricant de
monuments est sa résistance dans le temps. En bronze ou en pierre, l'objet commémoratif
doit durer le plus longtemps possible. Ici le monument est constitué de
matériaux fragiles, aussi périssables que nous, que
les mondes que nous traversons,
que nous partageons, encore captifs de cette résonance du carillon qui nous invite
à repenser notre parcours dans l'exposition, tout en se disant que la fin du monde
commencera peut-être par la rumeur.
Par un corridor étroit on accède à la dernière salle.Dans la pénombre, un film 16mm
montre la lente combustion d'un drapeau dont on ne perçoit que l'ombre – une
icône en négatif – les derniers instants d'un carré noir sur fond blanc.Le film mis
en boucle nous rappelle combien sa matière est dégradable et fragile. L'ombre
du drapeau qui commence à s'enflammer évoque un peu les angoisses des premiers
projectionnistes, lorsque le cinéma était couché sur des pellicules hautement
inflammables.Avec
Shadow for a while, Mircea Cantor désigne la vulnérabilité
de l'affirmation emblématique de communautés pré-établies, qu'elles soient nationales
ou autres, et dont il refuse le pouvoir d'effacement des singularités.
En écho, la petite peinture titrée
Le Printemps présente un ciel d'aurore traversé de
branches mortes, au milieu desquelles un nid bourgeonne.Pour Mircea Cantor,
il n'est pas de communauté véritable dans l'aveuglement collectif. Lui-même est
un membre très actif d'une renaissance artistique et intellectuelle en Roumanie,
particulièrement dans sa ville de Cluj. Le nid, qu'il soit familial, social, culturel,
intime, évoque notre faculté à blottir nos individualités, notre pouvoir à bâtir
des mondes dont la stabilité n'est possible que par notre désir de partage.
Qu'il me soit permis de remercier ici Mircea Cantor pour son extrême générosité.
Je souhaite également remercier Mihnea Mircan, ainsi que le grand artiste
Ion Grigorescu, pour leur participation. Enfin, le Lycée Val de Murigny, à Reims,
où Mircea Cantor a pu faire sa résidence et produire l'œuvre
Shadow for a
while. Ce livre porte une attention particulière à l'exposition
Ciel variable, mais
rassemble également une majorité d'œuvres de l'artiste, ainsi qu'un portfolio
original témoignant de son observation attentive des mondes où fourmillent les
signes d'un avenir imprévisible.