Le design institue un rapport ambivalent à notre culture matérielle. Il produit à la fois l'objet de série, fini et prêt à l'usage et le prototype mis en oeuvre au sein de l'enchevêtrement de croquis et de maquettes, comme matériau actif et ouvert de développement du geste inventif. Comment une même culture industrielle peut-elle induire deux rapports aux objets si différents ? En sondant les zones obscures qui les séparent, il s'agit de défricher une voie mineure dans la compréhension des
pratiques de conception et d'engager un rapport renouvelé à la matérialité du monde.
La zone obscure (
LZO) de Vincent Beaubois interroge la discipline du design à l'aune de la conceptualité de Gilbert Simondon, l'un des rares philosophes français à s'être très tôt intéressé aux objets techniques (cf. son fameux ouvrage
Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958).
Vincent Beaubois s'oppose à une pensée majeure du design, d'essence industrielle, pour promouvoir au contraire une « pensée mineure du design » qui, contre l'idéologie du projet, privilégierait les notions de diagramme et de prototype. Profondément politique, cette catégorie de mineure, conceptualisée en leur temps par
Deleuze & Guattari, va de pair avec les notions connexes de vulnérabilité et de soin (
care). Pour aboutir à cette pensée mineure du design que Vincent Beaubois appelle de ses vœux, il faudra donc « se défaire du design comme simple outil de développement pour en faire un vecteur d'intensification et de problématisation de notre rapport au monde ».
« L'intuition de ce travail est née avant tout d'une expérience vécue. Avant de me consacrer à la recherche et à l'enseignement en philosophie, j'ai travaillé durant trois années comme concepteur spécialisé dans la création industrielle : au départ au sein d'une petite agence de design parisienne, j'ai ensuite intégré différents projets de conception de carrosserie et d'espace-habitacle dans le champ du design automobile. Mon travail consistait notamment à modéliser certains de ces éléments en intégrant une pluralité de contraintes souvent antagonistes (esthétique, encombrement spatial, qualité perçue, fabrication, etc.). J'ai ainsi côtoyé, durant ces années, les plans, les maquettes, les prototypes ainsi que les conceptrices et concepteurs gravitant autour de ces formes.
Ce qui faisait la teneur de ma pratique de conception se trouvait moins dans l'objet visé ou la forme finale à produire que dans la multiplicité des opérations de modélisation cherchant à rendre sensible le problème qui animait le groupe de travail. Il faut insister sur le fait que cette tâche de modélisation ne se limite pas à une mise en forme numérique ; elle se déploie au contraire selon une pluralité de médiums différents : maquettes en carton ou en argile, modèles numériques, dessin technique, croquis, esquisses, etc. Il s'agit moins de produire une solution que de donner forme à un problème complexe afin d'avoir une prise sur celui-ci. La production d'une forme, à l'image d'une maquette numérique, consiste alors à produire un objet-designant, activant une imagination et une pensée conceptrices. La confrontation de cette expérience avec l'imaginaire social véhiculé par le monde du design industriel a engendré, chez moi, un sentiment d'ambivalence. D'un côté, le design m'apparaissait comme une pratique inventive permettant de donner forme à des problématiques ouvertes, de matérialiser un travail exploratoire et de modéliser des hypothèses appelant un geste créatif. Mais, de l'autre, le design se présentait toujours sous le masque d'un solutionnisme nécessaire jamais interrogé en tant que tel. C'est ce solutionnisme qu'il s'agit ici d'interpeller, ce dernier faisant du design une discipline du "projet" entièrement polarisée par l'issue du processus de conception, laissant dans l'ombre sa manière spécifique de cheminer à l'intérieur des problèmes. »
Vincent Beaubois est maître de conférences en
philosophie à l'Université Paris Nanterre. Ingénieur en Design et Création Industrielle (Université de Technologie de Compiègne, 2005), il exerce trois années pour l'industrie avant de reprendre des études en philosophie à l'ENS d'Ulm où il effectue un parcours classique : après son agrégation (2011), il devient docteur en philosophie de l'Université Paris Nanterre, sa thèse portant l'intitulé « La zone obscure du design : une pensée des pratiques de conception (d')après Gilbert Simondon » (2019). Ses recherches s'articulent autour des questions touchant à la technique, aux cultures matérielles, à la philosophie contemporaine et aux gestes de création. On retient ses contributions aux revues
Critiques,
Sciences du designet
Raddar ; avec « Sémiotiques et micro-esthétique du design », il figure au sommaire de
Agencer les multiplicités avec Deleuze, ouvrage sous la direction d'Anne Querrien, Anne Sauvagnargues, Arnaud Villani, publié aux éditions Herman (2019).