Entre film et installation vidéo, photographie et sérigraphie, Bouchra Khalili organise son travail autour de plateformes depuis lesquelles elle examine les stratégies de résistances des minorités face à l'arbitraire du pouvoir. Ce catalogue revient sur dix ans de créations de l'artiste franco-marocaine.
Ce catalogue accompagne l'exposition de Bouchra Khalili au Jeu de Paume qui, intitulée « Blackboard », réunit un vaste choix d'œuvres réalisées depuis 2008. Le projet articule histoire individuelle, histoire collective et transmission des
utopies oubliées pour proposer une méditation sur la puissance émancipatrice de la parole lorsqu'elle est portée par des membres de minorités souvent confinées aux marges de la visibilité. Il se conçoit ainsi comme un espace où les protagonistes des œuvres de l'artiste et les spectateurs peuvent se rencontrer, réactivant la proposition de
Pier Paolo Pasolini d'une conception de l'œuvre d'art comme poésie civile.
Première monographie de cette ampleur consacrée à Bouchra Khalili,
Blackboard est aussi le catalogue de l'exposition personnelle éponyme de l'artiste au Jeu de Paume (5 juin – 23 septembre 2018). Ce projet emprunte son titre au dialogue que
Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, alors tous deux membres du groupe Dziga Vertov, ont eu avec des étudiants de l'université Yale en avril 1970. Invité à définir la pratique du groupe, Godard pointe du doigt le tableau noir de l'amphithéâtre qui accueille la rencontre et déclare : « Faire un film comme ce tableau noir, et rien de plus. La place du film est exactement là. Mais c'est à vous d'examiner ce tableau et d'en faire quelque chose. » Par la suite, le cinéaste reviendra à plusieurs reprises sur le « tableau noir », une œuvre produite pour ceux dont les images manquent, qui peuvent ainsi s'en saisir et les partager.
Cette surface plane qui peut accueillir en creux les exclus du régime de la visibilité est le point de départ du travail de Bouchra Khalili, qui fait se rencontrer une pédagogie de l'image et le « cinéma de poésie » tel que l'a théorisé Pier Paolo Pasolini, source d'inspiration majeure de l'artiste. La prise de parole et son corollaire – le geste de la transmission – sont un acte fondateur de la plupart de ses travaux. La question « qui parle et à partir d'où ? » traverse les multiples récits de résistance au pouvoir colonial et à ses continuums, de lutte pour la survie, de renégociation des termes d'un corps politique propre.
C'est donc un collectif à la géographie vaste qui prend forme, où chaque participant aux projets de l'artiste s'approprie la proposition de Pier Paolo Pasolini d'une conception de l'œuvre d'art comme poésie civile. Que ce soit par le biais des récits faits par ceux qui sont contraints de franchir illégalement les frontières (
The Mapping Journey Project, 2008-2011), du pouvoir de la parole dans la constitution du sujet politique (
The Speeches Series, 2012-2013), de la transmission de l'histoire des utopies internationalistes (
Foreign Office, 2015) ou du passage de la scène théâtrale à la scène citoyenne (
The Tempest Society, 2017).
Basée sur des écrits du poète
Jean Genet et sa solidarité radicale en faveur des mouvements révolutionnaires,
Twenty-Two Hours (2018), l'œuvre la plus récente de Khalili, réinterprète d'un point de vue contemporain le legs du poète en suggérant que c'est la poésie elle-même qui produit l'acte révolutionnaire.
Articulant histoire individuelle, histoire collective et transmission des utopies oubliées, l'exposition et le catalogue qui l'accompagne invitent à une méditation sur la puissance émancipatrice de la parole. « Blackboard » se conçoit ainsi comme un espace où les protagonistes des œuvres de l'artiste et les spectacteurs peuvent se rencontrer, réactivant le geste du poète civil pasolinien.
Publié à l'occasion de l'exposition éponyme au Jeu de Paume, Paris, du 5 juin au 23 septembre 2018.
Le travail de l'artiste franco-
marocaine Bouchra Khalili (née à Casablanca en 1975, vit et travaille à Paris), essentiellement en
vidéo (monobande et installation), est caractérisé par une pratique intensive et singulière du
déplacement (plastique, conceptuel, géographique).
L'artiste explore les dimensions mentales et imaginaires des territoires à partir de l'espace méditerranéen envisagé comme un lieu dédié au nomadisme et à l'errance.
Utilisant la vidéo en raison de l'impureté du médium, qui lui permet de situer son travail aux limites du cinéma et des arts plastiques, du documentaire et de l'essai, rendant mouvantes les frontières entre ces pratiques, Khalili brouille les repères topographiques, produisant une confusion sur le statut des images et une forme d'ambiguïté qui permet précisément à l'artiste d'élaborer des récits d'expériences perceptives sensibles et tangibles, liées aux trajets migratoires, et aux états actuels des espaces frontaliers et urbains.
Bouchra Khalili est diplômée de l'Ecole Nationale Supérieure d'Arts de Paris-Cergy et titulaire d'un DEA en Cinéma et Audiovisuel (Paris III, Sorbonne Nouvelle).
Reconnu internationalement, son travail a été montré dans de nombreuses expositions majeures, dont les Biennales de Sharjah (2011), Sydney (2012), Moscou et Venise (2013), la Triennale de Paris (2012) et la documenta 14 de Cassel (2017). Il a également fait l'objet d'expositions personnelles, notamment au MoMA à New York, au
Palais de Tokyo à Paris, à l'université Harvard à Cambridge (Massachusetts), au MACBA à Barcelone, et à Secession à Vienne.
Bouchra Khalili est la lauréate du Prix SAM pour l'Art Contemporain 2013.