extrait
Avant-propos
Nancy Farriss
(p. 7-9)
Il est toujours difficile d'établir la généalogie d'un ouvrage pluridisciplinaire, mais aux racines de celui-ci se trouvent l'ambition et l'énergie d'Arjun Appadurai qui a soutenu cette entreprise du début jusqu'à la fin. Néanmoins, il s'agit bien d'une collaboration ; le symposium et les discussions à l'origine de ces essais sont eux-mêmes le produit d'un dialogue continu que les anthropologues et les historiens de l'université de Pennsylvanie ont entrepris d'ouvrir il y a une dizaine d'années, dans le cadre du Programme d'ethno-histoire. Ce dernier est né d'un sentiment partagé entre les deux disciplines : l'intuition que chacune aurait beaucoup à apprendre de l'autre. Ainsi, au fil du dialogue, la lumière s'est faite sur la mine de connaissances à découvrir.
Des échanges avaient déjà eu lieu. Ces dernières années, les chercheurs en histoire sociale se sont tournés vers l'anthropologie pour sa perspective théorique, tandis qu'ils élargissaient le champ de leurs études pour inclure les paysans, les minorités ethniques – les peuples sans histoire – la famille, et d'autres sujets traditionnellement considérés comme étant le domaine réservé des anthropologues. Pour ceux qui désiraient faire une histoire allant de l'intérieur vers l'extérieur, du bas vers le haut, l'anthropologie offrait la dimension nécessaire qu'apporte la culture, c'est-à-dire les systèmes de signification que les peuples donnent à leurs formes sociales. L'intérêt des anthropologues pour l'histoire, bien qu'il ne soit pas récent, s'est accru et a changé de nature. On s'est mis à considérer le passé, autrefois perçu comme un prélude, plus ou moins différencié, au présent ethnographique, comme une réserve d'informations toujours plus riche sur l'organisation socio-culturelle : une eau empirique à apporter au moulin conceptuel de l'anthropologie. Si les anthropologues devaient puiser de cette eau, il leur fallait alors maîtriser les sources et les techniques de la recherche historique.
À ce niveau rudimentaire, l'échange est une forme de pillage mutuel ; l'histoire n'est vue que comme une source de faits, et l'anthropologie, une source de théories. Les résultats peuvent s'avérer décevants. À la différence d'un butin, les faits historiques et les modèles anthropologiques perdent beaucoup de leur valeur quand ils sont coupés de leur contexte originel. Le Programme d'ethno-histoire a été fondé avec l'idée qu'il serait bénéfique pour les deux parties de tenter de comprendre la discipline de l'autre, de la pénétrer pour en saisir le fonctionnement. Dans un premier temps, la tentative fut le théâtre d'un choc culturel. Les deux disciplines ne parlent pas toujours le même langage ; encore plus troublant, elles se servent parfois des mêmes mots pour décrire des choses tout à fait différentes. Mais comme pour d'autres formes de choc culturel, la découverte de la différence est le premier pas vers la lumière. Pour un anthropologue, les mythes, les rituels et les symboles ne sont plus des anecdotes historiques, des accessoires décoratifs dont on peut orner les sujets d'analyse sérieux quand ils ne sont pas purement et simplement omis ; à l'inverse, ils deviennent des indices essentiels, révélant les problématiques avec lesquelles ils s'entremêlent, constituant avec elles le véritable tissu de l'histoire. La perception que les historiens ont du changement est aussi très instructive : le changement cesse d'être un glissement d'un état stable vers un autre et devient un processus continu auquel tous les systèmes sont soumis. Et quand le changement dans le temps est accepté comme une constante, l'analyse diachronique, qui se fonde sur la chronologie et la causalité, doit être incorporée dans la création de modèles.
L'étape suivante, plus fertile, arrive quand les intérêts des anthropologues et des historiens convergent pour produire un ensemble d'objectifs communs, mais pas complémentaires : le développement de modèles dynamiques qui associent système et processus dans des mécanismes de changements socio-culturels sur le long terme. Avec les objectifs communs arrivent les problèmes communs. Deux en particulier ont beaucoup pesé lors des discussions au sein de l'atelier d'ethno- histoire. Le premier concerne les sources : comment reconstituer les systèmes de signification du passé (sans parler des changements qui s'y sont opérés) quand on ne peut ni participer ni directement observer la vie des individus ? Des réponses partielles sont à trouver dans de nouveaux types de données : les traditions picturales ou orales, un plus grand éventail de sources documentaires et les sources d'information que les auteurs ont créées sans le savoir. Pourtant l'histoire est limitée par ce que les « informateurs » du passé ont choisi de consigner et par ce que le hasard a préservé.
Le deuxième problème concerne la méthode. Comment combiner système et processus ? Le premier associe des éléments que l'on caractérise par leur fonction dans une relation synchronique ; le deuxième les relie successivement dans un rapport de cause à effet. Mais il est évident que la relation doit être vue en mouvement, changeant continuellement tout en restant plus ou moins intégrée. Cela est plus facile à dire qu'à faire. Il vient un moment, plusieurs même, où le mouvement doit être figé pour permettre une analyse comparative du système. Mais une succession de clichés ne révèle pas le mouvement et peut masquer la nature souvent graduelle du changement. Bien que les deux modes d'analyse ne soient pas nécessairement incompatibles, ils résistent à une synthèse qui les mettrait sur un pied d'égalité. Il se pourrait qu'un aspect du mouvement soit sacrifié à l'analyse de la structure, ou le contraire.
Ce choix marque la frontière entre les deux disciplines. Comme d'autres divergences de priorités, il procède, me semble-t-il, d'une différence fondamentale dans la formation professionnelle, définie par le travail de terrain ethnographique ou la recherche documentaire. Les anthropologues et les historiens convergent peut-être vers le même territoire, mais ils partent de deux points distincts. Ils peuvent comprendre et même participer au mode de recherche de l'autre et utiliser les données générées, mais ils seront plus enclins à s'en servir de façon complémentaire, cherchant plutôt les indices du passé à partir du présent ou des indices du présent à partir du passé.
Ces différences ne rendent pas nécessairement toute communication impossible. L'objectif est d'instaurer une conversation à travers les frontières disciplinaires, et non d'éliminer ces dernières ; dialoguer présente peu d'intérêt si l'on parle à l'unisson. La tension créatrice vient du rapprochement de deux perspectives distinctes, et c'est de cette tension que des nouvelles découvertes peuvent émerger.
Cet ouvrage montre aux anthropologues et aux historiens l'intérêt de mettre en commun leurs ressources pour l'étude d'un sujet précis. Leurs identités et leurs approches restent distinctes malgré les divers degrés de chevauchement. Pourtant, chaque essai a mis ce dialogue à profit, et les lumières combinées des deux disciplines n'ont donné que plus d'éclat au sujet étudié. Comme Arjun Appadurai le démontre ailleurs de façon si convaincante, la valeur trouve sa source dans l'échange.