extrait
Les Huillet
(extrait, p. 16-19)
La première fois que je rencontrai Danièle Huillet et Jean-Marie
Straub, ce fut grâce à Jean-Paul Cassagnac, l'éditeur d'une revue
d'avant-garde : Mise au point. J'y avais écrit mon premier texte
publié : c'était sur Marcel Hanoun.
Pardonnez au pauvre pécheur.
C'était rue Grégoire-de-Tours.
Sixième arrondissement.
La femme de Jean-Paul avait préparé de la vodka et du saumon.
Je me souviens que je voulais me cacher sous le tapis.
Je me souviens que j'avais honte de moi.
Je me souviens que Straub était en chemisette et sandales :
comme un prêtre, vous dis-je !
Je me souviens que Danièle était à l'écart.
Comment ?
Oui ! Vous m'avez bien entendu : lors de cette première
rencontre, Danièle Huillet – mais je reconstitue peut-être le
souvenir – était à l'écart.
Je n'avais d'yeux que pour Jean-Marie.
Il fut poli à mon endroit.
Ma timidité maladive m'empêcha sans doute de poursuivre plus
avant la conversation.
Il fallut, donc, l'écriture de mon mémoire sur Le Fiancé pour
produire une nouvelle rencontre.
Qui eut lieu, précisément, à la Cinémathèque, par l'entremise de
Noël Simsolo.
Je commençais l'écriture de ce mémoire.
Je souffrais.
Je n'y arrivais pas, pour être franc.
Jean-Marie, regardant ses pieds, à la Cinémathèque, me dit : « Si vous avez besoin d'un coup de main, appelez Danièle ».
Il me donna leur numéro de téléphone, rue Cavallotti. Paris, dixhuitième.
Est-ce que j'appelai ?
Sans doute.
Puisque.
Peu de temps après, en compagnie de Pierre Baudry, un des Cahiers
du Cinéma (mais pas trop « mao », donc : fréquentable) : nous nous
retrouvâmes à déjeuner un dimanche rue Cavallotti.
Madame Foussarigues, la maman de Danièle, était la propriétaire
de cet appartement bourgeois du dix-huitième arrondissement
donnant sur le cimetière Montmartre.
Ce fut donc mon entrée en straubie.
En straubisme convergent.
J'apportai des chocolats.
J'écoutai Straub.
Danièle commentait, parfois.
Au cours du repas, ils se mirent à parler de Mozart. Danièle
soutint que jouer bien ou mal Mozart relevait du libre-arbitre.
Je ne pense pas que cela fut dit exactement ainsi : je pense après-coup
que Straub devait lui dire : « Je n'aime pas Mozart ! »
Comme il me disait toujours : « Je n'aime pas Monteverdi » – alors qu'il savait parfaitement que j'adorais Monteverdi.
Comme Berlioz, Wagner. Musiciens qu'il détestait. On en
reparlera. Mais non ! Parlons-en maintenant, précisément !
Danièle soutenait que – fussent-ils des musiciens non-agréés par
la Centrale Straubienne – ces musiques-là, relevaient aussi de la
libre décision d'aimer.
Aimer Straub ?
Mon dieu !
Que ce fut difficile !
Aimer Danièle ?
À l'instant !
Par où continuer ?
Mémoire de maîtrise achevé, je m'en fus porter un exemplaire au
Temple, rue Cavallotti.
Danièle et Jean-Marie n'étaient pas là.
Madame Foussarigues me reçut.
Je lui dis que c'était très important pour moi.
Que c'était mon mémoire de maîtrise.
Que j'avais sué sang et eau pour l'achever.
Que je l'avais achevé.
Que j'avais reçu une mention « bien ».
Que j'étais libéré de mes obligations universitaires.
Que j'étais fier d'offrir un exemplaire de ce diplôme à Danièle
Huillet et Jean-Marie Straub.
Madame Foussarigues me dit : « Ne vous inquiétez pas, Vincent,
je vais mettre – accompagnez-moi – votre exemplaire du diplôme
sur leur lit. »
Je pénétrai – précédé de la mère de Danièle – dans la Chambre
Nuptiale : le LIT où couchaient – où reposaient : Danièle Huillet
et Jean-Marie Straub.
Je déposai mon humble exemplaire de mon humble sueur sur
l'Auguste Lit Conjugal.
Je repartis dans mes songes.
Je n'oubliai pas d'être poli, et de saluer Madame Foussarigues.
J'appris, après la mort de Danièle, par Jean-Marie, que ce diplôme
ne fut jamais remis.
Au téléphone, Jean-Marie : « Mais qu'est-ce que tu veux ?, mon
pauvre Vincent, si je te dis que je n'ai jamais vu ton mémoire de
maîtrise, c'est que Danièle voulait garder des choses pour elle.
On voit bien que tu ne l'as pas connue ! »
Voilà !
Peut-être voyez-vous vaguement où mon récit va nous conduire ?
(...)