Pierre-Yves Cachard
(p. 99-100)
L'exposition du design graphique contemporain rencontre parfois des
réticences au sein même de la discipline, réserves ou
questionnements qui semblent absents des autres arts appliqués. Cette
hésitation à s'exposer s'exprime notamment à deux
niveaux, évoqués par Jean-François Lyotard pour le
catalogue de l'exposition (paradoxe)
Vive les graphistes en 1990
(1).
L'installation dans des espaces d'exposition d'œuvres conçues
pour des espaces publics serait une transgression ou une trahison de la
nature même du design graphique. Mais cette pratique artistique ne
s'arrête pas au support de l'affiche et à des
problématiques de communication visuelle. Il faut envisager la
discipline plus largement comme un travail d'architecture appliqué
à des informations qui se manifeste sur des supports divers (papier,
interfaces numériques, packaging, images fixes ou animées,
textiles, etc.) ou s'incarne dans des formes et des textures variées.
La plasticité et la nature tactile des objets graphiques, la texture
des surfaces imprimées, la forme
tangible des œuvres,
si elle contribue toujours à la réussite d'un projet
graphique, est souvent masquée, oblitérée, par le
caractère utilitaire de la commande. Hors de son contexte de
production, le public peut porter un autre regard sur l'œuvre et
s'attacher aux règles de composition comme aux aspects plastiques
véhiculés ou plus généralement à la
psychologie de la forme. En situation, l'objet arrête au mieux le
regard et diffuse au moins le message. En exposition, le message se dilue,
et l'œil se déporte sur la matérialité et le
toucher
de cet objet, sur le processus de la perception, qui peut être vu non
comme une juxtaposition d'ensembles structurés mais une unité
formelle dynamique qui aboutit à la « bonne
forme », une image juste du projet construite par la
somme de ses qualités formelles.
L'incapacité à restituer le contexte espace/temps de la
commande constituerait une impossibilité pour le public
d'accéder à l'ensemble des
paramètres de
l'œuvre qui lui est présentée. Mais que cette
œuvre s'inscrive dans le registre de la communication visuelle ou soit
plus largement un
traitement formel de l'information, pour
reprendre la définition générique proposée par
Annick Lantenois, elle porte en elle une esthétique qui est le
produit de son auteur, et son intention dépasse dès l'origine
le contexte du projet, parce qu'il s'agit d'une production artistique. Le
design graphique est un procédé de fabrication, partant d'une
pensée visuelle et intégrant dans sa conception les
possibilités offertes par les différentes techniques de
reproduction à disposition. La perte de contexte et l'insertion des
œuvres dans des architectures muséales,
détournées ou occupées permettent en
réalité au public de l'exposition d'accéder aux
différentes dimensions sensibles des œuvres, que masque le plus
souvent la commande, en ce qu'elle considère prioritairement l'objet
graphique comme un outil de travail, ce qu'il est effectivement, mais pas
uniquement.
1 « Vous
pouvez bien sûr l'archiver, le recueillir et l'exposer, ce que nous
faisons ici. Vous en suspendez ainsi certaines des finalités que
nous avons désignées : persuader, témoigner.
Vous ne gardez que plaire qui excède la circonstance. Vous en
faites une œuvre. Mais vous trompez et vous vous trompez. L'objet
graphique est de circonstance, essentiellement.
Inséparable de l'événement qu'il promeut, donc du
lieu, du moment, du public où la chose arrive ».
In : Vive les graphistes : petit inventaire du graphisme
français. Paris : Syndicat national des graphistes,
1990, p. 9.