Préface
La correspondance d'Émile Bernard : témoignage sur la vie d'un artiste et son époque
Bogomila Welsh-Ovcharov
(extrait, p. 13-15)
« Publier les lettres des artistes et des écrivains qu'elle [la génération nouvelle] lit,
regarde et nomme, n'est-ce point lui rendre service, lui restituer des portraits peints
par les auteurs qu'elle aime ? »
– Émile Bernard, Lettres de Vincent van Gogh, Paul Gauguin,
Paul Cézanne, Léon Bloy, Elémir Bourges, Milos Marten,
Odilon Redon, Maurice Denis à Émile Bernard, Tonnerre, 1926
Dès le début de sa carrière, Émile Bernard comprit que la correspondance des artistes
devait être préservée pour la postérité, car elle constituait un témoignage précieux
sur les luttes et les souffrances qui accompagnent l'acte créateur. Trois ans après la
mort de son ami Vincent van Gogh, Bernard décida de publier ses lettres afin de
fournir une source d'inspiration aux artistes de sa génération et leur faire mieux
connaître la vie héroïque, les idées et l'œuvre de son confrère. Diverses missives tirées
de sa collection personnelle et de celle de la belle-sœur de Van Gogh, Johanna van
Gogh-Bonger, furent publiées en 1893 et 1897 dans le
Mercure de France, dirigé par
André Vallette. en 191
(1), un recueil des lettres adressées par Van Gogh à Bernard
contribua à accroître la renommée du peintre disparu, et fournit une inspiration artistique
et morale aux artistes de sa génération1.
Vers la fin de sa vie, Bernard décida de publier une nouvelle série de lettres d'amis
disparus, artistes ou hommes de lettres de la fin du XIXe et du début du XXe. Dans
la préface du recueil, publié en 1926, il explique qu'il a voulu dissiper certaines idées
fausses sur le passé artistique récent et permettre à une nouvelle génération, plus
curieuse, de mieux comprendre les préoccupations de la génération de 1888
(2). Ces lettres « pieusement conservées » devaient illustrer la cruelle existence de ses confrères incompris.
Il avait sélectionné les plus douloureuses, celles qui témoignaient de la détresse
de ces artistes, levaient le voile sur leur âme et illustraient leur histoire. Il est intéressant
de mettre en regard cette correspondance avec les lettres contenues dans ce volume,
qui permettent de compléter la description que fit Bernard des difficultés auxquelles il
fut confronté pendant plus d'un demi-siècle de pérégrinations artistiques.
Si Bernard ne ménagea pas ses efforts pour faire publier la correspondance de
ses confrères, personne, malheureusement, ne s'avisa d'en faire autant pour lui. Après
sa mort, en 1941, ses propres lettres restèrent pour l'essentiel dans le domaine privé.
Ces documents étant inaccessibles, on n'a eu jusqu'ici qu'une vision tronquée de la
personnalité complexe et de l'existence difficile d'un homme qui fut tour à tour fils
et mari, artiste et artisan, grand voyageur, historien, homme de lettres et critique, et
qui fréquenta quelques-uns des plus grands peintres de son époque. Par contraste, la
correspondance de ses prestigieux confrères, Vincent van Gogh et Paul Gauguin, fut
rendue accessible aux chercheurs dès le début des années 1890 pour l'un, et à la fin
des années 1940 pour l'autre
(3).
À l'exception de certaines lettres publiées à titre posthume, les chercheurs s'intéressant
à l'art de la fin du XIXe siècle en France ne disposaient que d'un maigre fonds
de lettres de Bernard
(4). Tandis que je préparais ma thèse à Paris à la fin des années
1960, j'eus l'occasion de rencontrer à de multiples reprises le fils de l'artiste, Michel-
Ange Bernard-Fort ; l'ayant un jour interrogé sur l'existence de lettres de son père, il
me remit un exemplaire des
Lettres de Paul Gauguin à Émile Bernard 1888-1891,
publié en 1954
(5), m'assurant que la préface qu'il avait rédigée pour cette édition incluait
des informations nouvelles tirées de la correspondance et du mémoire autobiographique
rédigé par son père, et jetait un nouvel éclairage sur nombre d'aspects de
sa vie et de son œuvre
(6). Mais en ouvrant le livre, j'ai découvert, à ma grande consternation,
qu'il ne contenait aucune lettre de Bernard. Peu de temps après, le gendre de l'artiste, Clément Altarriba, que j'avais interrogé à ce propos, m'informa qu'une
grande partie des lettres inédites de Bernard serait bientôt publiée.
Dix ans plus tard, alors que je travaillais sur le livre
Vincent van Gogh and the Birth
of Cloisonism, la correspondance de Bernard n'avait toujours pas été publiée. en
tentant de localiser certaines de ses lettres afin de préciser ses relations avec Van
Gogh, Gauguin et leurs contemporains respectifs, j'ai fini par découvrir des missives
inédites adressées à son ami Albert Aurier, et conservées depuis une centaine
d'années par la famille du critique. Cette correspondance apportait de nouvelles
informations sur la chronologie des voyages de Bernard en Bretagne entre 1886 et
1891, sur ses relations avec Aurier et certains artistes de l'école de Pont-Aven, et sur
le rôle qu'il avait joué dans l'exposition Volpini
(7). elles confirmaient également le
dévouement témoigné par Bernard à son « copain » Vincent. On ne peut donc que
se féliciter de les voir incluses dans le présent volume.
À la fin des années 1980, sept lettres de Bernard à son ami Émile Schuffenecker
furent publiées par Jean-Jacques Luthi
(8). Dix ans plus tard, Lorédana Harscoët-Maire
en fit paraître plusieurs autres datant de la première période bretonne de l'artiste, et
que nous destinions alors à un projet de publication en commun
(9). Au début des
années 1990, quantité de lettres de Bernard avaient été mises au jour, et on
commença à envisager la parution d'un volume de sa correspondance. À mon désir
de voir publier les lettres de la première période s'ajoutait le souhait de
Mme Harscoët-Maire d'inclure une série de lettres de son grand-père datant de sa
période égyptienne.
Soixante-et-onze ans après la mort de Bernard, le projet se concrétise enfin, grâce
aux efforts de
Neil McWilliam.
(...)
1 Vincent van Gogh, « Extraits de lettres à Émile Bernard »,
Mercure de France, avril-août 1893, 1897 ; « Lettres à Théo
van Gogh »,
Mercure de France, 1893 ; Émile Bernard (éd.),
Lettres de Vincent van Gogh à Émile Bernard, Paris, 1911.
2 Bernard avait publié les lettres de Gauguin et de Cézanne en 1907, dans
La Rénovation esthétique et au
Mercure de
France ; voir
Lettres à Émile Bernard, Tonnerre, 1926 ; réimp. Bruxelles, 1942.
3 Voir note
1. D'autres lettres de Van Gogh furent publiées en Allemagne, en France et en Hollande à partir de 1906 ;
voir
Vincent van Gogh. The Letters. The Complete Illustrated and Annotated Édition, texte établi par Leo Jansen, Hans
Luijten et Nienke Bakker, vol. 6, 2009, p. 114. Voir également Maurice Malingue,
Lettres de Gauguin à sa femme et à
ses amis, Paris, 1946 ;
Correspondance de Paul Gauguin 1873-1888, texte établi par Victor Merlhès, Paris, 1984.
4 Voir les
Lettres de Gauguin, Gide, Huysmans, Jammes, Mallarmé, Verhaeren… à Odilon Redon, texte établi par
Rosalinde Bacou, Paris, 1960, qui inclut les lettres de Bernard à Redon.
5 Voir B. Welsh-Ovcharov,
Vincent van Gogh and his Paris Period, Utrecht, 1976 ;
Lettres de Paul Gauguin à Émile
Bernard 1888-1891, texte établi par Pierre Cailler, Genève, 1954.
6 Voir B. Welsh-Ovcharov,
Vincent van Gogh and the Birth of Cloisonism, Art Gallery of Ontario, Toronto, Rijksmuseum
Vincent van Gogh, Amsterdam, 1981, p. 260. Michel-Ange Bernard-Fort a fait don à la Bibliothèque centrale des musées
de France au Louvre du mémoire de son père intitulé
L'Aventure de ma vie. Le manuscrit, basé sur ses lettres et rédigé
sur la fin de sa vie, est par endroits assez peu fiable.
7 Voir Welsh-Ovcharov,
Cloisonims,
op. cit., p. 260-316.
8 Jean-Jacques Luthi, « Sept lettres d'Émile Bernard à Schuffenecker »,
Pont-Aven et ses peintres. Arts de l'ouest,
Rennes, 1986, p. 158-72
9 L. Harscoët-Maire, « Lettres d'Émile Bernard (1886-88) : De Cancale à Saint-Briac »,
Le Pays de Dinan, vol. 17, 1997,
p. 113-82 ; « Lettres d'Émile Bernard (1889, 1891) : à Saint-Briac »,
ibid., vol. 18, 1998, p. 1-33.
Introduction
L'Esprit de la lettre
Neil McWilliam
(extrait, p. 17-18)
« Dans la conversation et le commerce des hommes entre eux, il persiste une sorte
de gêne, de promiscuité, d'habitude, de présence, de faits journaliers ennuyeux et
triviaux. Dans la lettre, ce confessionnal du cœur, tout cesse et l'homme vraiment
homme apparaît tel quel
(1). » L'observation, formulée dans une lettre d'Émile Bernard
à sa mère en 1894, souligne l'importance prise par la correspondance dans la vie et
l'imaginaire de l'artiste. Peintre, sculpteur, graveur, poète, dramaturge, romancier
– Bernard pratiqua une variété étonnante de formes artistiques avec une énergie
débordante qui reléguait toute considération pratique, toute attache affective, au
second plan. Vincent van Gogh, qui avait noté le tempérament ombrageux de son
jeune ami, âgé de vingt ans au moment de leur rencontre, disait de lui qu'il était
« quelquefois fou et méchant
(2) ». Bernard reconnaissait lui-même qu'il avait un
« caractère emporté, violent, indépendant », qui compliquait souvent les rapports
avec son entourage, mais qui, disait-il, était aussi « calme et bon, tranquille au fond,
comme la mer à l'heure de la tempête
(3) ». Plutôt que calme, Bernard fut souvent
méfiant à l'égard d'autrui et enclin au secret, un trait de personnalité qui le poussait
à se dérober aux regards du monde (notamment des milieux culturels parisiens),
perçu comme dangereux et perfide. Bernard avait tendance à se mettre à l'écart, à
cultiver l'indépendance, voire la solitude, afin de se préserver des intrusions qui, à ses
yeux, auraient compromis l'intégrité de son art. On comprend mieux, dès lors, l'intérêt
de l'épistolaire, qui permet de se dévoiler tout en se protégeant, de préserver une
distance physique et affective, impossible à tenir dans les rapports face à face. en
1909, Bernard confiait à l'écrivain tchèque Miloš Marten :
On peut s'écrire beaucoup plus de choses qu'on ne peut s'en dire, parce que la solitude
dans laquelle nous nous trouvons, loin des corps, dégage le banal, l'habituel, le formel,
pour ne laisser que le langage très pur de la vie secrète. et les lettres qu'écrivent les
solitaires sont souvent bien plus à leur propre image que leur opacité physique contrainte
aux tristes formalités du monde (4).
Fruit de la solitude, la lettre est à la fois intime et anonyme, révélatrice et impersonnelle,
transparente dans la mesure où les particularités absconses (mais incontrôlables
et traîtresses) de la présence physique et de la voix vivante sont sublimées
pour ne laisser qu'un concentré distinct de sa source. À cet égard, la lettre ressemble à
l'œuvre d'art prônée par Bernard après sa conversion à l'esthétique classicisante, œuvre
surgie du fond de l'artiste lui-même, mais filtrée par une tradition purificatrice qui la
dépouille des singularités contingentes de sa création. À la fois écran de projection et
écran de protection, la pratique épistolaire rappelle aussi le projet du jeune Bernard de
monter une « Association des anonymes » qui imposerait aux artistes un « incognito
absolu », leur permettant d'exposer leurs œuvres sans se révéler eux-mêmes au public,
et sans se compromettre par des dissensions et des jalousies professionnelles
(5).
(...)
1 Voir lettre no 143.
2 Vincent van Gogh à son frère Theo, 18 septembre 1888, lettre n° 683.
3 Émile Bernard à sa mère, lettre non datée (écrite après le 11 avril 1888 ; F.B. Bruxelles) ; non reproduite dans ce
recueil.
4 Voir lettre n° 340.