L'Homme noir et ses livres
(Réflexions sur la production librariale de Xavier Forneret.)
(1)
Jacques-Rémy Dahan
(extrait, p. 769-774)
« Il y a un cas Forneret », vaticinait en 1937 André Breton. Un demi-siècle
plus tard, grâce aux importants travaux de Jules Krieser
(2), d'Eldon Kaye
(3), et
plus récemment de François Mortureux
(4), la vie et l'œuvre de Xavier Forneret
nous sont mieux connues : si quelques plaquettes ne nous sont pas parvenues
(5),
si certains trous subsistent dans sa biographie, nous en saurions à tout prendre
plutôt davantage sur son compte que sur celui de la majorité des écrivains de
son temps ;
L'INCONNU DU ROMANTISME évoqué par Monselet n'est plus.
Comment expliquer dès lors que l'énigme à laquelle il a été fait allusion
nous paraisse moins que jamais susceptible de résolution ? D'où vient aussi
que l'œuvre d'un obscur provincial du XIXe siècle nous ébranle encore si profondément,
bien au-delà de son pur intérêt historique ?
Forneret, ou la dualité. Né en 1809, ce Bourguignon est l'exact contemporain
d'un Pétrus Borel, l'aîné de deux ans d'un O'Neddy. Le meilleur de son œuvre,
qui embrasse tous les domaines de la littérature, tient pour nous aujourd'hui,
plutôt que dans sesmaximes surfaites, dans ses admirables contes, que n'eussent
pas reniés les poètes du Petit Cénacle. Tant par les outrances de son style que par
l'excentricité hautaine de son existence, c'est bien avec ces artistes qu'il
semble présenter le plus grand nombre de points communs ; car Forneret est probablement le seul écrivain du XIXe siècle, avec Lautréamont, dont le style
mérite constamment l'épithète de « frénétique ». Cependant, hors son écriture,
tout le sépare des jeunes Turcs du romantisme : juste-milieu en politique,
défenseur convaincu de la peine de mort, moralisateur, gallican, d'une religiosité
nauséeuse à force de fadeur et de conformisme, Forneret, aux antipodes
du républicanisme forcené des Bousingots, est dans sa vie « diurne »
l'archétype du bourgeois honni. Propriétaire dans une des plus fameuses régions
viticoles de France, il gère ses affaires avec une âpreté — sinon une
compétence — hors du commun. Poète, il use avec prolixité d'un sentimentalisme
mièvre, dans une œuvre où se côtoient platitudes et vraies trouvailles
sans qu'il soit avéré que l'auteur ait établi entre celles-ci et celles-là la
plus légère différence : Forneret paraît au contraire accueillir sous sa plume
bon grain et ivraie avec une égale satisfaction ; l'humour qui lui est généreusement
prêté pourrait bien être l'effet d'un monumental contre-sens : humour
de réception, et certes pas d'émission.
Il y a chez le personnage du Joseph Prudhomme ; mais ce béotien est parfois
touché à l'improviste par l'aile de la poésie — ce dont il se montre vaguement
conscient. On connaît sa célèbre phrase : « Tout est senti chez nous,
sans pouvoir jamais bien en sortir
(6) » La création chez Forneret, dans sa jeunesse
tout au moins, ne résulte pas d'un processus contrôlé, si peu que ce soit : cette
constante affirmation de sa difficulté à s'exprimer pleinement et de son incapacité
à retoucher son premier jet fascina à juste titre les surréalistes, qui insistèrent
pertinemment sur le caractère automatique de cette écriture. C'est
dans ce trouble qu'éveille l'œuvre, dans cette oscillation mal mesurable entre
fulguration et niaiserie, que résident à la fois son caractère définitivement énigmatique
et sa modernité : œuvre piégée, dont les pires platitudes semblent souvent
au lecteur moderne masquer des abîmes. Car le secret de Forneret se
dissimule sans doute moins parmi les circonstances d'une vie somme toute peu
fertile en événements saillants, que dans les zones obscures d'une très singulière
psychologie.
Un des aspects les plus curieux de sa création, peut-être aussi le plus négligé,
est probablement son rapport au livre, et généralement à la matérialité de
la littérature. Les rares contemporains qui aient écrit sur Forneret n'ont jamais
manqué de dauber sur les excentricités typographiques de notre auteur
(7). Or, si
cet aspect formel de l'œuvre a retenu l'attention, c'est peut-être qu'on a confusément
perçu sa position centrale, sans pour autant en évaluer l'exacte importance.
Dès lors, il n'est pas absurde de se demander si cet élément ne serait pas
la composante d'un système plus vaste, logiquement articulé ; et si une approche
bibliographique et bibliométrique ne jetterait pas quelque lumière sur
le jeu des ressorts cachés de la création chez Xavier Forneret.
Tout se passe en effet comme si, dès l'origine, Forneret avait manifesté la volonté
farouche d'arracher l'œuvre au contexte purement mercantile de la librairie,
autant que celle de conserver la totale maîtrise du processus éditorial.
À étudier de près les modalités de publication des œuvres du Beaunois, en
écartant les pièces de procédure comme non significatives, certaines constantes
originales apparaissent : quoique notre enquête soit vouée à demeurer incomplète,
il est en particulier légitime d'avancer que l'œuvre de Forneret fut
entièrement publiée à compte d'auteur ; et ce, même lorsque les volumes portent
la griffe prestigieuse d'un Jean-Nicolas Barba ou d'un Michel Lévy.
De ses premières pièces de théâtre,
Deux destinées (1834) est la seule sur laquelle
les archives publiques nous renseignent de façon détaillée
(8). Bien qu'elle
paraisse sous l'enseigne de Barba, le bulletin de déclaration de l'imprimeur Duverger
indique formellement qu'elle fut imprimée « pour le compte de M. Xavier
Forneret ». En outre, le faible chiffre du tirage (150 ex.) tranche sur ceux
des œuvres dramatiques publiées à compte d'éditeur par Barba (350à 500 ex.).
Le compte d'auteur, rétorquera-t-on, est presque de rigueur dans le cas
d'une première publication ; et de rappeler les tribulations de Lucien de Rubempré
avec ses
Marguerites et son
Archer de Charles IX... Certes ; mais les
circonstances sont ici toutes différentes. Il s'agit d'une œuvre destinée au théâtre,
voie royale de la notoriété littéraire dans les années 1830 ; or les usages
de la librairie romantique prévoient que l'édition d'une pièce soit consécutive
à sa représentation, et dépende étroitement du succès qu'elle remporte.
Non seulement ce n'est pas ici le cas, mais encore l'auteur s'est-il targué de
n'avoir pas effectué la moindre démarche pour faire monter
Deux destinées :
« Ce premier essai d'une jeune plume rapidement conduite n'a été refusé à
aucun theâtre
(9) ». Bien sûr, Victor Hugo se permit de faire imprimer
Cromwell (1827), sans que la pièce soit représentée ; Musset agit de même avec
Les Caprices
de Marianne (1833) ou
Lorenzaccio (1834). Cette désinvolture d'écrivains
confirmés ne saurait néanmoins convenir à un débutant. Le chiffre du
tirage ne peut, pour sa part, être rapporté à un impératif financier : en 1834,
Forneret, héritier depuis 1828 de la fortune paternelle, passe à bon droit pour
un homme riche, même si l'on admet avec François Mortureux la faible liquidité
de ses biens.
On répondra encore que cette aisance autorisa précisément Forneret à pratiquer
la littérature sans se soucier du risque encouru. C'est là un argument qui,
depuis l'article d'Alphonse Karr dans
Le Monde dramatique de 1836 jusqu'aux
fielleuses considérations de Jules Pautet, a beaucoup servi. Le premier insinue
: « M. Forneret n'est pas obligé, par des considérations de fortune, d'avoir
du génie » ; et le second renchérit, en ironisant lourdement sur « ce que
M. X. F....... appelle ses œuvres, comme s'il y avait des œuvres littéraires par
le seul fait de sacrifices pécuniaires, sacrifices au moyen desquels le premier
illettré venu peut se faire imprimer
(10). » On décèle sous ces faciles sarcasmes
quelque chose qui ressemble vilainement à de l'envie ; mais, pour être rebattue,
l'explication n'en est pas moins un peu courte.Au temps où Lassailly, Cabanon
et tant d'autres parvenaient à trouver preneur pour leurs bizarres
productions, certaines œuvres du Beaunois eussent sans doute fait les délices de Renduel
(11), Gosselin ou Urbain Canel ; or, les quelques titres parus avec la
demi-caution d'un éditeur ayant pignon sur rue ne doivent pas faire oublier
que certains parmi les plus étonnants (
Sans titre,
Vapeurs,
Encore un an de
sans titre,
Temps perdu,
Rêves) ne portent qu'un nom d'imprimeur. Si Forneret
était en mesure de s'offrir le caprice d'une publication, pourquoi se fût-il privé
du plaisir supplémentaire de voir son nom associé à celui d'un grand éditeur
parisien ? Son attitude, son entêtement à payer — de ses deniers, de sa personne
— sont justiciables d'autres explications.
Une seconde constante réside dans l'évidente répugnance de l'écrivain à
assumer l'aspect économique de la littérature. Un exemple de cette dénégation
est fourni par les deux (trois ?) éditions de
Rien (janvier et février 1836), publiées
« au profit des pauvres »,sous l'égide de la Société de Bienfaisance de
Dijon
(12) ; douze ans plus tard, en 1848, la publication séparée de
Quelques-unes
doivent dire cela précise de façon analogue : « Se vend pour les pauvres
(13) ». La
vie de Forneret offre assurément maints témoignages de ses dispositions charitables,
volontiers ostentatoires : participations à des concerts de bienfaisance,
bons de pain en faveur des indigents, souscription pour donner du travail aux
ouvriers, envoi de bouteilles aux soldats d'orient, etc. ; mais ne sommes-nous
pas fondé à interpréter autrement cette particularité ? Le patronage des pauvres
rend la publication et la vente admissibles, en les purgeant de leur caractère
strictement commercial. Dans le même ordre d'idées, il n'est pas indifférent
que les deux représentations dijonnaises de
Vingt-trois, trente-cinq aient été
données aux frais de l'auteur, et que la première (15 mars 1836) l'ait été au précibénéfice
d'un couple d'acteurs, les Devillé, tandis que la pièce elle-même avaitété
imprimée l'année précédente au bénéfice d'un autre acteur dijonnais dénommé
Chevalier
(14) : Forneret, si peu détaché dans sa vie quotidienne des
réalités matérielles, qu'il tenta (non sans motif il est vrai) de faire interdire sa
mère et s'opposa énergiquement à l'exécution du testament de cette dernière,
semble par avance repousser avec horreur l'éventualité de faire argent de son
labeur « noble ». À l'autre extrémité de sa carrière littéraire, la page de titre de
Broussailles de la pensée (1870) portera mystérieusement :
Prix : 0. Aucun,
Editeur, rue du Vouloir n°...
1 Cette étude, publiée dans la
Revue d'Histoire littéraire de la France (1993, n° 6, p. 863-878),
développe celle que nous avons présentée sous le même titre, en introduction aux
OEuvres complètes
de Xavier Forneret, reproduites sur microfiches, Paris, Bibliothèque nationale ; et Beaune,
Ville de Beaune, 1989.
2 Jules Krieser,
Les Ascendances romantiques du surnaturalisme contemporain. Avec une bibliographie
de Xavier Forneret. Paris, R. Foulon, 1942.
3 Eldon Kaye,
Xavier Forneret dit « L'Homme Noir » (1809-1884). Genève, Droz, 1971, 306 p.
4
Xavier Forneret (Beaune 1809 - 1884). Par François Mortureux. Beaune, Centre Beaunois
d'Études Historiques, 1984, 173 p.
5 Essentiellement, deux brochures littéraires :
Premier extrait d'un volume de Rêves (Beaune, Romand,
1844 ou 1845) ;
Quarante-sept phrases à propos de 1852 (Dijon, Veuve Noëllat, 1852,
in-8o, 14 p.) ; il faut y ajouter les publications séparées, sous forme de placards, de
Quelques-unes
doivent dire cela (1848) et d'
Un crime de l'Enfer (1857). François Mortureux a par ailleurs
découvert la mention d'une brochure politique inconnue de 1846,
Pourquoi je n'ai pas pu donner
dans les élections ma pauvre petite voix à Beaune (
op. cit., p. 85).
6
Temps perdu : « L'Auteur. » ; sur ce thème, on lira aussi la très belle
Pensée intime, publiée en
avant-dire de L'Homme noir : « Qu'est-ce donc qui m'empêche d'écrire ? Tout à coup je saisis
une plume avec frénésie pour conduire et donner libre cours au torrent de pensées qui semble
avoir rompu ses digues ; et tout à coup aussi quelque chose, comme une trombe de pointes
aiguës, cloue les pores de mon cerveau... Rien ne s'en exhale ; c'est une mer furieuse qui gronde
en agitant sa poitrine de flots sans sortir de son espace ; c'est le tonnerre qui roule sans éclater ;
c'est un monde qui remue, s'entrechoque et disparaît dans un gouffre large comme l'univers. »
(
L'Homme noir, p. 235, Tome I.)
7 Armand de Pontmartin, à propos d'
Ombres de poésie : « Comme Dante, comme tous les génies
douloureusement enfantés dans les époques orageuses, M. Xavier Forneret est compliqué.
Il a des pensées, des arrière-pensées, des sous-entendus, des perspectives fuyantes, mystérieuses,
voilées, qui, pour triompher de la pauvreté de notre langue et se produire en signes visibles, varient
à l'infini toutes les ressources de la ponctuation, des majuscules, du souligné et même de
la couleur. « ...] M. Xavier Forneret a, dans ses titres, dans ses signes typographiques, dans ses
points et dans ses virgules, des
sous-sol si effrayants, que je n'oserais pas y hasarder le pied. »
(L'Union, 26 mai 1860.) Quant à Gustave Brunet (
Les Fous littéraires. Essai bibliographique
sur la littérature excentrique. Bruxelles, 1880), ne va-t-il pas jusqu'à classer notre homme parmi
les « fous littéraires », sur le seul argument que
Temps perdu n'est imprimé qu'une page sur
deux ?
8 Imprimées comme la première par Duverger, sous la marque de Barba,
Vingt-trois, trente-cinq
et L'Homme noir (1835) n'ont laissé que de maigres traces archivistiques : rien ne laisse toutefois
supposer que leur mode d'édition ait été différent.
9
Deux Destinées, verso de la dédicace.
10 Jules Pautet, « Mes opinions politiques », in :
Revue de la Côte-d'Or, 30 janvier 1845. Les réactions
négatives, suscitées par le luxe des publications de Forneret, furent immédiates, puisque
l'auteur peut noter dès la préface de
Vingt-trois, trente-cinq : « Il y a quelques mois, j'osai signer
un drame en cinq actes, sous le titre de :
Deux destinées. Plusieurs journaux me reprochèrent
amèrement le luxe typographique donné à mon ouvrage, et surtout le chiffre 5, ayant à sa
droite le mot
prix, à sa gauche le mot
francs, au dos, du papier, et devant lui des regards. »
11 Qui nous dira jamais pourquoi le projet de publication de
Sans titre chez Renduel, annoncé en
mars 1836, demeura sans suite ? (
Le Crieur public de la Côte-d'Or, 15 mars 1836 ;
Journal politique
et littéraire de la Côte-d'Or, 16 mars 1836.) Même avorté, ce projet laisse supposer que,
contrairement aux allégations de ses détracteurs, il n'eût probablement tenu qu'à Forneret de
trouver un éditeur de renom pour ses œuvres.
12 Jean Gaudon nous fait observer que Forneret suivait ainsi l'exemple de Victor Hugo lui-même,
dont la poésie L'
Aumône fut en février 1830 vendue « au profit des pauvres » sous les auspices
du Comité de bienfaisance de Canteleu (Seine-Maritime). Toutefois, rien n'atteste que Forneret
ait connu cette publication semi-confidentielle, dont le saint-simonien
Globe s'était seul fait
l'écho ; enfin, si Victor Hugo pratiqua de temps à autre cette charité poétique, Forneret l'exerça
presque systématiquement.
13 Cette publication, qui ne nous est pas parvenue, se présentait sous l'apparence d'un feuillet
imprimé sur trois colonnes, vendu 25 centimes chez Décailly, à Dijon ; Batault, à Beaune ;
Fouque, à Chalon-sur-Saône ; et Brette, àAutun. Son titre vaut d'être cité
in extenso : QUELQUES-UNES
DOIVENT DIRE CELA,
extrait de VAPEURS NI VERS NI PROSE,
revu pour qu'il soit des vers sans
aucune espèce de considération pour la langue de mes MORDEURS
dans les journaux. Se vend
pour les pauvres. (
Cf.
Courrier de la Côte-d'Or, 5 & 8 février 1848.)
14 « L'auteur de cette comédie l'a fait imprimer à ses frais, pour que, principalement à Dijon, elle fût
mise en vente au profit de M. Ch..., artiste du théâtre de cette ville. » (
Vingt-trois, trente-cinq, p. 148,
Tome I)