p. 47-50
Sur la couverture d'un numéro récent de
Newsweek (26 nov. 2007), à côté du gros titre
« Books Aren't Dead (They're Just Going Digital) »
[« Les livres ne sont pas morts (ils deviennent
électroniques, c'est tout) »], le directeur du site
Amazon.com, Jeff Bezos, passe malicieusement
la tête derrière son nouveau produit, l'Amazon
Kindle
(1). Faisant ouvertement passer
de la promotion pour de l'information, l'article
qui lui était consacré expliquait sur un ton
exalté que « cet appareil qui tient dans la main
peut… contenir plusieurs étagères de livres : 200
sur le disque dur, des centaines de plus sur une
carte mémoire et un nombre infini de volumes
dans des bibliothèques virtuelles gérées par
Amazon ». On n'empêchera pas le progrès, et il
ne fait aucun doute que l'invention ne laisse pas
indifférent. « Finalement, le livre s'avère être un outil incroyable », dit très justement Bezos.
Il existe cependant une chose – une chose très
importante – que le Kindle ne peut pas faire, à
la différence du livre traditionnel : il ne s'ouvre
pas.
L'ouverture d'un livre ne va pas de soi. Une
petite vidéo en ligne consultable aujourd'hui sur
YouTube, intitulée « Le support technique médiéval
» (
The Medieval Helpdesk), montre les
difficultés rencontrées par un moine pour ouvrir
un livre. En dehors des clichés utilisés pour tourner
le moine en ridicule, la drôlerie du film tient
au fait de voir ce personnage se démener avec ce
qui nous paraît être une évidence. D'une telle évidence
que, si on a publié beaucoup de choses sur
la mise en page, presque rien n'a jamais été écrit
sur la notion de double page, à savoir ce qu'on
voit quand un livre est ouvert. Mais avant de
nous déclarer tellement plus malins que ce moine
empêtré dans son livre, rappelons d'abord que
la page unique ne représente que la moitié du
champ visuel offert par un livre qu'on tient ouvert
devant soi. Il semble d'ailleurs que la couverture
de
Newsweek le reconnaisse inconsciemment
en ne montrant qu'une seule moitié du visage de
Jeff Bezos, l'autre moitié étant dissimulée par la tablette électronique. Or un livre qu'on ouvre est
binoculaire, et ce fait, pourrait-on dire pour filer
la métaphore, est ce qui lui donne toute sa profondeur.
Cet essai tente de sonder ces profondeurs en
voyant dans l'histoire millénaire du livre médiéval
un vecteur pour explorer cette expérience de
l'ouverture, envisagée non seulement comme une
pratique nécessitant l'utilisation des mains, mais
aussi comme un concept qui englobe jusqu'à l'idée
de révélation. Si nous avons décidé de nous en
tenir aux livres religieux, par opposition aux livres
séculiers, ce n'est pas simplement par manque d'espace,
mais aussi parce que c'est dans le contexte
de l'art religieux que la notion de double page a
acquis sa plus grande force. Après avoir d'abord
analysé les dimensions symboliques de la double
page, je m'intéresserai au livre comme objet matériel,
en mettant l'accent sur les différences entre le
codex et le rouleau et sur les modes de construction
des doubles pages. Ceci me permettra d'aborder les
possibilités esthétiques et expressives de la double
page, en privilégiant la question des cadres et des
différentes manières de concevoir les doubles pages
qui miment le processus de lecture. Pour conclure,
je m'attacherai à la place du lecteur dans la double page, c'est-à-dire comment nous, lecteurs, pouvons
franchir le seuil des espaces qu'elle ouvre.
1. Cet essai conserve l'aspect de la conférence dont il est issu, l'objectif
n'étant pas de traiter le sujet dans sa totalité, qui s'étend à toutes
les périodes et à tous les genres de l'enluminure des manuscrits
médiévaux. Les notes ont été limitées au strict minimum. Pour une
version plus exhaustive, on se reportera à « Openings », in Constant
Mews et Gregory Kratzman (dir.),
Imagination, Books and
Community in Medieval Europe : À Conference at the State
Library of Victoria, actes du colloque de Melbourne, 29-31 mai
2008, Melbourne, MacMillian Art Publishers, 2009, p. 50-133.