Depuis deux numéros déjà, Azimuts a commencé sa mutation vers sa nouvelle formule. À partir du présent numéro, chaque parution sera prise en charge tour à tour par les équipes du Groupe de Recherche en Art et Design (GRAD) de l'Esadse. Le Random(Lab) inaugure ce passage de relais avec le thème de l'intelligence artificielle.
Ce choix thématique « dans l'air du temps » – vu le très grand nombre de parutions actuelles relatives à l'intelligence artificielle (IA) – peut ressembler à un passage obligé, voire à une contrainte. Ce n'est pas le cas pour le Random(Lab) si l'on considère que cette problématique traverse les recherches de l'équipe depuis l'exposition « Singularité » (Biennale Internationale Design Saint-Étienne, 2013). Depuis cette date, en effet, un projet – parmi d'autres – a régulièrement émergé : celui d'un Azimuts intitulé « Automata » dont l'objectif serait de générer un numéro de la revue de manière entièrement automatisée, de l'écriture des textes à la réalisation de la maquette en passant par la production de l'iconographie. Bien que très motivant, ce dispositif a été rattrapé par l'actualité du numérique : de mois en mois, les nouveaux modèles d'IA ont rendu notre processus de conception – artisanal, expérimental et pédagogique, donc élaboré à un rythme plus lent que celui des start-up – de moins en moins pertinent. En effet, dans un écart d'un ou deux ans, l'« étrangeté » d'une publication sans intervention humaine, hormis par le code en amont, est devenue, en ligne, d'une « inquiétante banalité ». Azimuts « Automata » n'a donc jamais vu le jour ; ce qui se voulait un projet absurde, provoquant et humoristique s'est vu submergé par des dispositifs massifs ne s'embarrassant pas de recul critique. Face au raz de marée de l'IA n'a surnagé du projet qu'un numéro de la revue BLOB en « git to html to print ».
L'intention du présent numéro d'Azimuts s'est donc reportée sur un aspect très pragmatique de l'IA : comment s'en empare-t-on dans les pratiques de création actuelle ?
Afin de montrer divers aspects liés à cette question, il nous a semblé pertinent de lancer un appel à contribution de manière à recueillir des visions diversifiées. Mais les limites de cette démarche sont connues : l'appel permet de découvrir un plus large panel de projets mais entraîne aussi le risque que certains versants de la problématique ne soient pas traités. La sélection parmi les contributions, malheureusement nécessaire du fait d'un nombre de pages limité au sein d'une revue papier, a notamment été guidée par cette préoccupation. Un choix a donc été opéré entre des propositions d'une trop grande proximité afin de favoriser la diversité des approches.
Dossier principal
Pour ce dossier « IA », nous avons tenté de regrouper les contributions retenues par thématiques sans toutefois en faire des catégories strictes situées sur le même plan conceptuel. Cette organisation, loin d'être parfaite, contribue avant tout à montrer des terrains de recherche tels que l'objet, le graphisme et l'image, l'installation, la pédagogie et, brièvement, la poésie. La problématique de l'image générée par IA se retrouve également dans le cahier iconographique couleur et la rubrique « anthologie » sous un angle qui essaye d'éviter les déjà très connus Midjourney et autres DALL.E.
Le dossier principal commence donc par la conception d'objets transformés par l'IA. Marcelo Coelho et Jean-Baptiste Labrune du Massachusetts Institute of Technology commentent à ce propos leur travail autour des Large Language Objects. Ces LLO changent la manière de penser l'objet en y intégrant le potentiel génératif de l'IA qui peut ainsi leur donner des comportements et des « fonctionnalités plus fluides et adaptables ». Corentin Loubet rapporte ensuite une expérience de co-élaboration entre un designer et son objet / artefact fondée sur une singulière relation s'approchant du « soin ». Gwenaëlle Bertrand et Maxime Favard identifient trois démarches spécifiques à l'utilisation de l'image to image pour la production d'objets ; démarches qui correspondent à différentes relations à l'interface et au prompt (commande textuelle qui permet de générer des images) : « l'intervalle distant », « l'intervalle rapproché » et « l'assimilation approfondie ». Puis Florian Lecesve explique sa manière de concevoir des vases sculpturaux à l'aide de prompts et la façon dont il en donne une traduction matérielle. Enfin, François Brument décrit un processus inédit de production d'objets articulée selon un triptyque technique convoquant programmation, robotique et fabrication assistée par IA.
Sont abordés ensuite des aspects relevant du graphisme et de l'image. Adrien Bonboire et Maxime Bouchéras du studio Akimbo montrent les diverses manières dont ils ont intégré l'IA dans leur pratique. Hélène Sellier et Anne Deleforge, du collectif The Seed Crew, exposent un cas d'utilisation d'images IA pour produire des illustrations pour un jeu vidéo. Sacha Deweerdt présente le projet « Input, Traitement, Output » qui se situe entre un manuel d'initiation à l'IA en graphisme et la recherche artistique. En lien avec la question de l'image, se trouvent dans le « cahier couleur » le travail plastique de Juliette Soustelle qui réinterprète ses photographies de ruines grâce à Stable Diffusion ainsi que quelques contributions de l'équipe rédactionnelle de ce numéro.
Le dossier se poursuit avec trois exemples d'installations. Eugénie Zuccarelli évoque sa Cabane, réminiscence d'un jeu d'enfant réinterprétée via l'IA. Olivain Porry revient sur l'étonnant projet Internet des perruches qui se veut un « système de communication inter-espèces ». Enfin Guillaume Boissinot présente différents aspects de son installation L'Économie des sols qui révèle une étrange « altérité inhumaine » au travail.
S'ouvre ensuite un volet sur la question de l'IA dans le cadre de l'enseignement artistique. Deux comptes rendus d'expériences pédagogiques permettent de découvrir des utilisations possibles de l'IA au sein de séminaires, d'ateliers et de workshops. Emmanuel Cyriaque retrace les différents moments du programme de recherche « Édition Média Design : quand les datas deviennent formes » à l'ESAD Orléans et Jeff Guess (ENSAPC), Guillaume Chevillon (ESSEC) et Mounir Ayache (artiste invité) reviennent sur les étapes du projet de jeu vidéo Sands of Self dans lequel l'IA intervient à tous les niveaux de la conception et de la réalisation.
S'ensuivent deux contributions qui examinent l'IA sous un angle resserré. Benoît Montigné, via une analyse documentée, repose les termes de la relation entre la voix et le visage à l'aune de l'IA. Gaëtan Robillard, quant à lui, explique l'expérience rigoureuse qu'il a menée à l'aide d'un réseau de type GAN (Generative Adversarial Networks ) à partir d'un dataset (ensemble de données) très simple constitué par ses soins.
Enfin nous terminons ce dossier consacré à l'IA par une brève réflexion autour de la poésie par l'intermédiaire de quelques écrits de Baptistin Lebraud.
Anthologie
La rubrique « anthologie » donne l'occasion de présenter un texte de référence ; pour ce numéro, nous avons décidé de poursuivre avec la thématique de l'intelligence artificielle.
Nous sommes ainsi spécialement honorés de pouvoir présenter un texte assez peu connu de Penny Nii (spécialiste en systèmes experts) et Harold Cohen en collaboration avec Becky Cohen pour les photographies et les illustrations. Harold Cohen (1928-2016), peintre de formation, est le créateur d'AARON, un logiciel pionnier dans le domaine de la création numérique puisque considéré comme l'équivalent d'une IA à destination artistique. C'est au Artificial Intelligence Laboratory que l'artiste a développé son programme à l'occasion d'une résidence de deux ans (1971-73) à l'université de Stanford. À l'issue de cette résidence, Harold Cohen n'a cessé de perfectionner AARON jusqu'à lui permettre de dessiner des humains et des formes diverses (plantes, mobilier…). Si AARON, en tant que système expert, n'a que peu de points communs avec les IA génératrices d'images actuelles – les algorithmes et les programmes sont différents – le projet reste fascinant par la « symbiose » opérée entre l'artiste et son assistant (le terme est d'Harold Cohen) numérique, l'un nourrissant le registre formel de l'autre et vice-versa. Les premiers dessins d'AARON notamment, tracés à l'aide d'une « tortue » robotique munie d'un feutre, furent parfois rehaussés de couleur par la main de l'artiste donnant des images abstraites hybrides dont le style reste très singulier. Pour évoquer cette recherche entre art et ingénierie, nous avons donc souhaité reproduire des extraits d'un livre intitulé The First Artificial Intelligence Coloring Book (1983), ouvrage destiné aux enfants, qui tente d'expliquer pas à pas la manière dont le programme AARON « réfléchit ». Construit autour d'un dialogue entre deux jeunes filles (Sheri et Karin) et Harold Cohen, le livre s'achève par une série de dessins d'AARON à colorier, imprimés sur des pages prédécoupées afin de les détacher en vue de les exposer. La mise en page mélange dialogues, photos, dessins et schémas de manière claire et enfantine rendant l'ouvrage au premier abord « facile ». Mais l'objectif est plus ambitieux qu'il n'en a l'air car c'est un véritable pari pédagogique qui est tenté dans cette publication, surtout à une période où la micro-informatique n'était pas complètement banalisée dans les foyers. Au fil des pages, le·la lecteur·ice est donc amené·e à comprendre les subtilités de la conception d'AARON tout en y croisant des réflexions sur la vision et les sciences cognitives. Pour ce numéro d'Azimuts, et pour des questions de place aisément compréhensibles, nous n'avons malheureusement pas pu reproduire l'intégralité de l'ouvrage ni même en tirer des pages complètes, ces extraits faisant perdre le fil du propos. Nous avons donc tenté une « réduction » et une « remise en page » inspirées de l'original afin de donner la saveur de cet ouvrage qui mérite, à n'en pas douter, une réédition intégrale étant donnés les développements actuels dans le domaine de l'IA.
Varia
Rubrique également habituelle d'Azimuts, les pages de « varia » sont dédiées cette fois à la thèse en cours d'achèvement de Lorène Picard (ECLLA – université Jean Monnet et Random(Lab) – Esadse) intitulée « Web et transparences. Consciences critiques en art et design (1995-2019) ». Le texte présenté ici, centré sur le travail du collectif
Metahaven
En clôture de cet édito, nous nous garderons bien de tirer des conclusions générales, de tenter des préconisations ou de faire œuvre prospective sur l'IA en art et design. Nous espérons simplement que la lecture de ce numéro vous permettra d'envisager votre propre utilisation de l'IA – ou votre non-usage de celle-ci ! – sous une forme renouvelée ou différente. Enfin, rappelons qu'une « édition papier » – telle que ce numéro d'Azimuts – pose la question de sa pertinence pour traiter d'un tel sujet. En effet, l'appel à contribution a été lancé voilà presque un an, autant dire une ère à l'échelle de l'IA. Au moment où nous bouclons ce numéro, nous savons déjà que tout aura changé quand vous l'aurez entre les mains, y compris, peut-être, l'approche proposée par les contributeur·ice·s elles·eux-mêmes. De fait, ce numéro bien que constitué d'éléments majoritairement inédits, a déjà le statut d'archive d'un temps révolu. Au-delà de son contenu, ce numéro invite ainsi à repenser notre rapport à la création dans la chronologie effrénée du numérique.