Préambule
(p. 8-13)
Dans les textes qui suivent, il est question d'utopie.
De l'illustration ou, pour mieux dire, de la réhabilitation
d'une pensée utopique, en un temps où l'effondrement
des systèmes politiques fondés sur une utopie sociale
semble avoir totalement discrédité jusqu'au nom de celleci.
Ces écrits sont des répliques ; une riposte indispensable
à un plat langage médiatique, à la « sordide prose de
l'actualité » qu'abhorrait
Pasolini (1).
Il est vrai que l'utopie que ce livre expose ne se laisse
pas aisément définir, ni immobiliser. Cerner, tout au plus,
suggérer même. Mais jamais fixer de manière univoque –
ni surtout pas totalitaire.
Cette ou ces utopies proposées au cours des toutes
dernières années, offrent, à des occasions diverses et à
propos de différents sujets (si le mot ne prêtait à
contresens, je préférerais dire « objets »), leurs aperçus,
par principe dispersés, indifférents aux délimitations,
aux frontières.
En un mot,
nomades.
Ce mot est, pour une grande part, inspiré par l'usage
qu'en fait
Gilles Deleuze dans
Logique du sens où il
qualifie les significations multiples dispersées dans
l'univers et dans l'esprit sans qu'il soit légitime ni possible
de leur conférer une même origine, une unique source,
de les faire dépendre de la transcendance d'un principe.
Elles sont immanentes au cours même de la vie, de toutes
les vies foisonnantes dont elles expriment, à chaque fois,
en chaque point, les singularités. Une « distribution
nomade des singularités
(2) ».
Il nous a paru que l'utopie, elle aussi, circule et se
distribue nomadiquement, surgissant, toujours singulière,
à propos de tel ou tel problème, en tel ou tel point.
L'utopie est nomade dans son déploiement et en son
sens, avant même de concerner les déplacements humains du nomadisme proprement dit de l'être humain en son
errance. Aussi, dans sa nature intime et secrète, leur estelle
particulièrement appropriée, en affinité avec eux,
en osmose. Nulle utopie ne peut, à l'heure présente, se
concevoir qui ne s'adresserait pas aux nomades, peuples
et individus, aux sans-logis, aux exclus.
L'utopie nomade à laquelle nous pensons ne se
laissera jamais enclore dans le cadre restreint d'une cité,
fût-elle la
Cité du soleil de Campanella, et, encore moins,
celle, idéale,
Callipolis, de Platon. Ces épures contraignantes
et finalement, élitistes, fermées aux étrangers ou ne les
accueillant qu'à titre exceptionnel et temporaire, ont
donné trop de prise aux détracteurs de toute utopie.
Tel Cioran dans son vigoureux pamphlet où il dénonce
le mécanisme et les illusions de « nouvelles terres » qui
ont pris de plus en plus l'allure d'un « nouvel enfer
(3) ».
À l'utopie il a été possible d'opposer, avec raison, une
réalité historique plus riche, plus diverse, plus généreuse
parfois que ses fictions. À titre d'exemple, n'est-il pas vrai
que la cité athénienne, tout au long de son histoire, depuis
la réforme de Clisthène, n'a cessé de prendre des mesures
en faveur des métèques et des esclaves, de favoriser leur
accès à la citoyenneté, opposant une démocratie réelle
à l'utopique oligarchie platonicienne
(4) ?
En ce sens, l'utopie nomade pourrait reprendre à son
compte la formule par laquelle Nietzsche a voulu définir
sa pensée : « un renversement du platonisme ». En face
du « monstre froid » de l'État, contre sa machinerie
hiérarchique et écrasante, elle constitue une véritable
« machine de guerre ». Le mot, cette fois, est de
fabrication deleuzienne
(5). Il se trouvera d'un usage utile
pour contourner les embûches d'une définition
préliminaire qui serait forcément restrictive, unilatérale.
On jugera de l'utopie à son fonctionnement. En tant que
« machine de guerre », elle est un instrument dans une
stratégie : celle de la résistance à l'ordre des États, comme à celui, supraétatique mais de même mouture, de l'ordre
mondial qui prétend désormais nous régenter et nous
pénétrer de l'intérieur en nous moralisant à son service.
Délaissant l'espace des îles bienheureuses, l'utopie
s'introduit dans la dimension d'un devenir. Non
seulement celle d'un futur, projetée dans l'à-venir, mais
dans le mouvement même de l'histoire se faisant, pour
opposer sa résistance à son apparente inéluctabilité.
Elle n'est pas à chercher ailleurs, mais ici et maintenant,
présente sans être actuelle, à l'état de virtualité. Dans le
présent, elle correspond à ce qui est le plus familier tout
en restant encore lointain et momentanément inaccessible
dans sa réalisation : l'ordre des désirs.
Le désir, pas plus que le virtuel, n'est à retrancher
du réel. Il le compose, il le complète, il exprime son
mouvement même. La réalité, ce n'est pas seulement
l'ensemble des possibles actualisés, mais les virtualités
dites « impossibles », laissées pour compte par l'histoire
se faisant dans son imperturbable et aveugle avancée
dominatrice. C'est l'histoire écrite « du point de vue des
vaincus », celle de « tout ce qui n'a pas été hypothéqué
par de grandes intentions » – pour reprendre ici de
frappantes formules d'Adorno à propos de Walter
Benjamin
(6).
L'utopie n'isole pas ni ne s'isole dans l'imaginaire, si
l'on entend par là l'irréel d'une idéologie de dissimulation
ou de fuite. Elle agit comme l'étranger dans une contrée
bornée et chauvine. En l'étranger se mélangent le proche
et le lointain. Il vient d'ailleurs, installé parmi nous dont
il fait éclater les mesquineries et les travers. Il critique,
analyse, révèle. Ainsi l'utopie nomade, dans une familière
étrangeté, révèle à la fois « ce qui ne va pas » et ce que,
intimement, nous aspirons à être en dehors de toutes nos
suffisances.
Déjà, dans son ton, elle contredit à toute arrogance,
à tout dogmatisme. Elle tourne en dérision le sérieux pontifiant des théories et des hommes d'importance.
Elle est jeu, joie, et en réplique à la pesanteur, allégement.
Elle n'hésite pas à divaguer pour décaper et révéler, sous
le masque de l'importance, ce qui compte vraiment, ce
qui importe.
Elle ne cherche pas de conformité à un modèle, elle
ne se fixe pas sur un étalon, ouvrant au contraire l'éventail
enrichi de tous les sens possibles et impossibles.
Tel, chez
Fourier, celui des passions, exemple même
d'une utopie non arrogante et nomade. Loin de se laisser
enclore, comme on l'a trop longtemps interprétée, dans
le cloître d'un phalanstère, elle n'a de sens que par
l'occupation de la terre entière qu'elle sillonne avec des
bandes industrielles et amoureuses, entretenant à sa
surface un incessant va-et-vient.
Utopie.
Fourier, d'ailleurs, ne prend jamais le mot
à son actif pour qualifier sa propre invention de
« l'attraction passionnée ». Il se défie de son ambiguïté
aux nuances péjoratives. Il revendique, tout au contraire,
le réel à l'inverse des leurres que les sciences politiques et
morales, économiques, présentent à une humanité abusée.
Le paradoxe de l'utopie, puisqu'il faut bien la
nommer ainsi pourtant, est qu'elle seule touche au réel
dans un monde d'artifice. Après Guy Debord, on dira :
« de spectacle » ; avec Jean Baudrillard, « de simulation ».
Monde amputé de sa meilleure part, de la plus assurée,
que sont les désirs, les passions, trame et consistance
du quotidien.
Bien que n'ayant jamais jugé utile de disserter
théoriquement sur l'utopie, Fourier a inséré dans son
oeuvre de très précieuses indications pour toute
orientation dans une théorie de la recherche utopienne :
une boussole pour cette enquête vagabonde aux quatre
coins d'une civilisation en dérive. On les trouvera
condensées en quelques paragraphes de la
Théorie des quatre mouvements (7) dans la troisième partie, sous le titre : « Préambule sur l'étourderie méthodique ». Avec son
ironie accoutumée, son inimitable naïveté, sincère
ou feinte,
Fourier met au compte de « l'oubli » l'incapacité
des modernes à résoudre les problèmes politiques,
économiques, sociaux qui les assaillent. S'ils ne le
peuvent, c'est qu'ils ont tout simplement oublié l'essentiel.
Omis ou méconnu le vrai problème, le point où il y a
problème. Et sans position du problème, pas de solution.
Pas de conceptualisation possible, dirait aujourd'hui
Deleuze, en ce qui concerne la philosophie. Le familier
de Deleuze ou de
Bergson pensera immédiatement,
à ce propos, à l'importance centrale, chez eux, du
discernement du problème.
Qu'est-ce qui a été ainsi oublié, détournant toute
pensée du problème ? Le concret de la vie, ses difficultés
et ses contradictions, là où il y a justement, pour
l'humanité égarée, « problème ». Oublis fondamentaux
interdisant : de rechercher le principe de l'association des
producteurs empêchant de réprimer l'accaparement et
l'agiotage, les « crimes du commerce » et de la bourse qui
ruinent l'économie ; de reconnaître au « sexe faible »
les mêmes droits qu'au plus fort ; d'inclure aux droits
de l'homme le premier en principe, le droit au travail
« sans lequel tous les autres sont inutiles ». Détournant
de « l'unité administrative du globe » en privilégiant
les antagonismes entre nations.
Combien actuelles ces remarques pour nos politiques
soumis aux impératifs de l'économie monétaire, de la
concurrence, d'une « croissance » dépourvue de finalité
humaine ; qui, dans leurs calculs, « oublient » tout
simplement les effets catastrophiques de leurs décisions.
Transposons à leur adresse les critiques que
Fourier,
au début du siècle dernier, en homme qui a traversé
les drames de la Révolution et de l'Empire, adresse aux
philosophes imprévoyants du XVIIIe siècle : « Les
philosophes ont donc la bizarre propriété d'oublier les problèmes fondamentaux de chaque science ; c'est une
étourderie méthodique puisqu'elle porte régulièrement
sur les questions primordiales ».
La place et la fonction de l'utopie sont très
précisément indiquées dans ces omissions politiques
et philosophiques. C'est à elle qu'il revient de poser
les « problèmes fondamentaux », les vrais problèmes
de la vie. Compenser l'oubli, réparer l'étourderie, c'est là,
pourrait-on dire en reprenant la célèbre expression de
Roland Barthes, le « degré zéro » de son écriture, de sa
stratégie. La remise en mémoire de ce qui est oublié est le
moment où elle commence à se faufiler dans le tissu d'une
réalité dite impénétrable pour en distendre les mailles.
Laisser percer – l'image est aussi fouriériste – quelque
« lumière diffractée ».
Notre choix d'utopies nomades, après en avoir dessiné
les
contours, s'est fixé sur les problèmes des
moeurs et
des finalités de
l'éducation, s'illustrant de quelques
portraits
de personnages qui, pour nous, brillent au ciel utopique –
mes divinités tutélaires, mes saints en utopie.
1. Pier Paolo Pasolini,
Théorème, Paris, Gallimard, 1978, p. 96.
2.
Gilles Deleuze,
Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 125.
3. Émile-Michel Cioran,
Histoire et Utopie, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1969, p. 124.
4.
Cf. article « Métèques » du
Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Charles Daremberg et Edmond Saglio.
5. Gilles Deleuze, Félix Guattari,
Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 434.
6. Theodor W. A dorno,
Minima Moralia, Paris, Payot, 1980, p. 143-144.
7.
Charles Fourier,
Théorie des quatre mouvements, Dijon, Les presses du réel, 1998, p. 302.