« La natation mène à tout » (Préface de
Marc Décimo, p. 9-41)
C'est par un jour de juin 1883 à Angers que
Jésus (rien que ça) visite Jean-Pierre Brisset (1837-
1919). Il lui révèle que « le latin est un langage artificiel
», qu'« il n'y a pas eu de langue romane » et
que le sanscrit, le zend, l'hébreu, le grec et le latin
sont d' « infâmes argots », des langues artificielles,
inventées comme quelque volapük... Enfin libéré des
langues mortes, Brisset entend bientôt dans les
langues vivantes (et surtout dans la langue
française) coasser les grenouilles : quoi ? coa ? C'est
la première leçon. Et le son qu'elles émettent (les
grenouilles n'ont pas de sexe apparent), c'est celui
qu'elles poussèrent à l'aube de l'humanité lorsque,
dans d'horribles souffrances, elles se découvrirent
au bas de leur ventre un appendice qui pointait :
« coa ? quoi ? qu'est-ce que c'est ? que sexe est ?
Kékséksa ? ». Dans les marais Saint-Serge, non loin
de la gare du même nom, à Angers, où Brisset officie
depuis trois ans en qualité de commissaire de
surveillance administrative aux Chemins de fer, il va
la nuit vérifier et, ce qu'il entend, ne laisse aucun
doute : les grenouilles répètent continûment comme
litanies cette archaïque scène. Dès lors, comme un train peut en cacher un autre, révélations et livres
se succèdent et les mots de raconter leurs maux,
d'expliquer tous les Mystères, la véritable création
de l'homme, l'histoire des origines batraciennes, les
premiers temps… Jésus lui a découvert que l'homme
descend de la grenouille. Les voies du Seigneur
jusque là impénétrables le conduisent dans l'étang
reculé (les temps reculés) des origines : la mare, la
mer, la mère. Dans l'océan. L'ancêtre avait l'eau
séant. Vers l'être de l'étang. Alors le sens d'un texte
composé treize ans plus tôt s'éclaire.
Ce texte, publié en 1870, alors que Brisset était
encore militaire, c'est
La Natation ou l'Art de nager
appris seul en moins d'une heure. Il paraît aux éditions
Garnier frères, à Paris, et chez Méra, à Lyon (il
est imprimé dans cette même ville chez Vingtrimier).
À considérer qu'il s'agit d'un art pour
apprendre à nager la brasse, ou nage à la grenouille,
on comprend désormais mieux pourquoi il
s'agit là d'un texte prophétique. À l'époque où il l'écrit,
Brisset, est, semble-t-il, innocent. Jésus l'a
laissé dans l'ignorance de ses desseins. Ce n'est
qu'après la révélation de 1883, la Révolution de
1889 (à ne confondre avec aucune autre) et une
rétro-lecture avisée, que la pratique de la natation
jusque là plus ou moins négligée par les foules
devient un indispensable exercice. La natation relie
l'homme à son état amphibien antérieur. Ainsi Brisset
consacre à cet art essentiel, la natation, un opuscule
définitif, avant d'asseoir ses théories sur l'origine de
l'homme et des langues, avant d'apprendre à lire les
prophéties dans la langue et la morphologie des mots, avant d'avoir reçu de Jésus une visite, ce que
Brisset désigne comme sa Révolution, celle par
laquelle est donnée la Loi de la Parole : « les dents,
la bouche », « les dents la bouchent », « l'aide en la
bouche », etc. Et l'
Art de nager de figurer au rang
des textes sacrés à côté des Évangiles. On ne saurait
donc prendre à la légère ce texte : la natation mène à
tout, à Dieu, à la littérature (celle de Brisset) et en
tout point du globe lorsqu'il s'agissait pour les
ancêtres de se déplacer sur des aires dangereuses
recouvertes d'eau. Il faut pour se sauver (et être
sauvé) un Saint Sauveur qui indique sur les eaux la
marche à suivre. On se souvient bien sûr non seulement
des prouesses de Jésus sur le lac Tibériade
comme sa propension, au passage, à prendre appui
sur des homophones et l'antanaclase Pierre/pierre
pour étayer sa doctrine : Saint-Pierre ou Pierre Brisset
sont les jalons sur lesquels Jésus s'appuie et construit
son église. La première fois qu'IL choisit de Se manifester
à Brisset, les circonstances sont dramatiques.
C'est la guerre et Brisset, – il a trente-trois ans (tout
de même) –, canonné avant d'être canonisé, reçoit
comme une crucifixion l'éclat d'une révélation frontale
le 1er septembre 1870 à la bataille de Sedan (la
bouche) sur le Mont Calvaire (ça ne s'invente pas).
Jésus lui a fait lancer par voie céleste une pierre détachée
du ciel, un obus, qui le laisse inerte, terré d'effroi
sur le champ de bataille boueux comme grenouille
enfouie, avant de lui envoyer des monstres verts apocalyptiques,
des dragons, les soldats de la cavalerie
prussienne pour, qu'au cours d'une dragonnade, tels
des héraults, ils le ramassent, le fassent prisonnier et
le déportent vers leur tanière en Saxe prussienne.
On sait qu'avant de se jeter à l'eau, il est recommandé
de se mouiller un peu et de se rafraîchir pour
n'être point tout entier saisi, frappé d'hydrocution. Il
convient de n'être saisi par qui ou quoi que ce soit.
De même il est salutaire de s'initier à l'art de la
natation avant de nager. C'est ce qu'a résolu d'apprendre
à ses lecteurs Brisset. Ce n'est pas dans le
bain qu'on s'y met. Mais avant. Et d'offrir au lecteur
un nécessaire complet de natation idéal, un manuel
et, pour aider les débuts dans l'eau, les plans brevetés
d'une bouée, la « ceinture-caleçon aérifère de
natation à double réservoir compensateur », à
l'usage des deux sexes. Cela peut toujours servir, on
ne sait jamais, à s'en sortir la tête haute. Brisset, en
vérité, semble indiquer comme un onzième commandement
: « Tu ne te noieras point », ce que la
glose ne manquerait pas d'expliciter par une phrase
telle que « Tu ne te mettras pas en danger » et,
quels que soient les courants, « Tu ne te laisseras ni
aller ni emporter ». C'est probablement la raison
pour laquelle Brisset, très terre à terre, préconise
l'apprentissage au sec de la natation. Celle-ci, et
particulièrement la brasse, s'apprend en effet facilement
et d'autant plus facilement que l'on n'est pas
dans l'eau et que rien n'est à craindre. De plus, la
brasse, contrairement à d'autres nages, est sans prétention,
ce qui se trouve être parfaitement en accord
avec la philosophie de Jésus. Enfin, la brasse, si l'on
s'exerce souvent, rend les êtres naturellement beaux
comme des dieux. Si le culte de la beauté rapproche
de Dieu (la philosophie néo-platonicienne, celle de
Marsile Ficin a suffisamment insisté là-dessus), alors
l'
Art de nager et la pratique de la natation, et de la brasse en particulier, rapprochent de Dieu. Nul doute
donc que le salut passe par la pratique de la natation,
ce que tout ancêtre pêcheur (j'hésite sur l'accent,
« ê » ou « é ») ne pouvait ignorer. Nourritures terrestres
et nourritures spirituelles se confondent volontiers
dans le langage prophétique : celui qui sait nager,
même entre deux eaux, s'en tire toujours et il sait distinguer
le bon poisson, l'ichtus (on se souvient qu'est
ainsi parfois désigné Jésus Christ). Tel est sans aucun
doute le sens de l'enseignement du message confirmé
par Jésus à son disciple Brisset lorsqu'il lui déclare :
« Qu'est-ce que l'Amen ? Amen, amène ou à Maine est
un appel valant : à la nage arrive ».
(1) Ou, si l'on
préfère : rame
(2). En favorisant la grenouillisation de
l'homme, l'
Art de nager met concrètement et métaphoriquement
sur la voie le novice qui va bientôt plonger
et surnager à la fois dans l'eau et dans l'Œuvre de
Jean-Pierre Brisset. Il s'agit de ne pas s'y noyer.
(3)
L'
Art de nager se veut un ouvrage facile et pratique,
à l'usage des deux sexes, pour tous les âges
et dont les exercices puissent s'exécuter en tout
temps et en tout lieu. Un ouvrage prophylactique.
Pour être sain(t) de corps et d'esprit (y a-t-il un
« t » à « sain » ou pas ?), il est indispensable et
salutaire de cultiver non seulement l'esprit mais le
corps quand ce n'est pas son jardin. Pour que la vie
de l'esprit soit en pleine prospérité, le corps doit conserver sa force et nul n'ignore que la natation est
un sport prétendu complet, un exercice spirituel
enfin (dans le sens loyolesque du terme), il suffit
pour s'en convaincre de regarder les figures
(4).
Comme il se veut facilement accessible il n'est ni
volumineux, ni de grand format mais facile à enfouir
dans quelque poche ; aussi ne compte-t-il que
trente-cinq pages, la couverture est-elle de papier et
ne coûte-t-il que cinquante centimes, contrairement
aux livres en vente à cette époque sur ce sujet.
Aussi le plan et le but de l'ouvrage sont calculés
pour venir en aide au besoin général comme pour
fournir dans chaque cas particulier un point de
départ ; il ne nécessite pas de professeur tant les
explications sont claires et précises (cinq gravures
en creux aident à la compréhension), ni de piscine
ou bassin, ni de rivière ou océan, ni de mare ou
marais. On peut pratiquer tout simplement chez soi.
Dans son appartement ou partout ailleurs, excepté
dans l'eau. Les exercices sont sans danger, faciles,
et je ne connais point de bipèdes mâles qui, voulant
devenir prince charmant, n'ait par cette méthode
douté de se transformer en grenouille. Ces exercices,
ou prolégomènes si l'on veut, permettent
d'aborder dans les meilleures dispositions d'esprit et
de corps (mens sana in corpore sano), non seulement
la natation et la vie et, par suite, l'
Œuvre de
Jean-Pierre Brisset aux éditions des Presses du Réel
bien sûr. L'apprentissage de la natation est donc un acte indispensable. Ne disait-on à Rome d'un individu
qu'il était inculte s'il ne savait ni lire ni nager.
Brisset, longtemps militaire, en voulant imposer
une initiation aux techniques natatoires aux recrues
qui les négligeaient, a dû songer à l'intérêt national.
Il a voulu renouer avec une antique tradition où l'art
de la natation était très en honneur. Comment, en
effet, sans bons nageurs, construire des ponts,
savoir s'ils doivent être établis sur chevalets, avec des
pontons, des bateaux ou des pilotis si l'on ne connaît
pas la profondeur de la rivière, du fleuve, de la mare,
de l'étang, de la mer, ni la nature de son lit ? L'utilité
de tels hommes dans les corps de génie, l'application
de la natation à l'art de la guerre est un bienfait dont
les généraux sont conscients. Il faut familiariser
l'homme à « l'élément hostile », le rendre amphibie.
Comment ne pas se souvenir de débâcles funestes à
traverser quelque rivière subitement en crue ?
Pourquoi enfin délaisser les plaisirs et ignorer les
bénéfices variés qu'on tirerait du bain ? C'est dans
l'eau du temps. Le traitement par les eaux est très
en vogue. On va aux eaux. Gagnée sur la forêt d'Andaine,
s'ouvre en 1896 la station de Bagnoles-del'Orne,
non loin du village de naissance de Brisset.
On y pratique les eaux sulfureuses et ferrugineuses.
Et les aliénistes préconisent volontiers pour thérapie
des diverses manies la douche froide, laquelle se
reçoit de zéro à quinze degrés.
(5) En 1837, les premières
courses ont lieu à Londres et le premier
championnat se tient en Australie en 1846. Le premier
championnat du monde se déroule en 1858 et,
en 1896, à Athènes, s'ouvrent les premières compétitions
olympiques (elles seront permises aux
femmes à partir de 1912 aux Jeux de Stockholm)…
L'esprit du siècle nage.
Avant Brisset, on se bornait à enseigner la natation
dans l'eau. On ne s'occupait pas préalablement
de faire apprendre à terre les mouvements de la
locomotion dans l'eau. De là, deux difficultés à surmonter
à la fois surgissaient : la crainte de l'eau avec
laquelle on n'est pas forcément familiarisé et l'action
des membres qu'il faut diriger dans certaines conditions
toutes différentes de celles de la locomotion à en l'acquisition des mouvements à sec et sur le dos.
Elle est inspirée d'un capitaine champion de gymnastique,
Charles Henri Louis d'Argy et de son Instruction
pratique pour l'enseignement élémentaire
de la natation dans l'armée (J. Dumaine, Paris,
1851). Ainsi, c'est en toute saison, en tout lieu, avec
un grand nombre d'hommes à la fois si l'on veut,
qu'on pourra se préparer. Comment pouvait-on sans
perfidie précipiter des montagnards qui de leur vie
jamais n'avaient pris un bain dans quelque trou
d'eau ? ! Comment pouvait-on parler des « plaisirs
du bain » quand c'était dans la peur qu'on immergeait
le néophyte ?
Le fait de se soutenir dans l'eau, de s'y diriger en
divers sens et d'y plonger est une faculté qu'on
acquiert. L'homme est obligé de prendre des attitudes
et des positions qui lui sont peu aisées pour
s'immerger. Il faut apprendre. La natation est donc
le fruit de la pensée, de la réflexion et du travail :
c'est un art. Parmi les diverses nages qui existent,
« nage en triton », « nage assis », la « coupe »
(sorte de crawl)
(5), « nage sur le dos », « nage à
coups de pieds et de poings » très convenante pour
traverser une rivière couverte de peu d'épaisseur de
glace, etc., il faut que l'apprenant choisisse celle qui
convient à ses besoins (se relaxer, aller vite d'un
point à un autre, lire son journal, etc.).
Pour Brisset, il faut choisir celle qui sera la plus
appropriée aux mouvements naturels de l'homme. Il
opte pour la brasse, ou « nage à la grenouille », car
il est moins extraordinaire d'emprunter à une grenouille
qu'à un chien une manière de nager, puisque
la grenouille est un animal amphibie qui vit plus
longtemps dans l'eau que sur la terre.
« Pour nager en grenouille, les bras doivent être
pliés, les mains bien tendues (la paume tournée vers
le fond de l'eau) rapprochées l'une de l'autre, de sorte
que les deux pouces se touchent exactement par le
bout. Les coudes doivent être au niveau des épaules
et les mains au niveau des coudes ; elles doivent en
outre toucher le corps de manière que la main droite
forme en dehors un angle rentrant d'environ 145°
avec l'avant-bras droit, ainsi réciproquement. Dans
cette position étendez-vous avec lenteur sur le ventre, et lorsque vous serez couché, rapprochez de
vos fesses vos talons en tâchant qu'ils se touchent,
éloignez vos genoux l'un de l'autre le plus que vous
pourrez, chassez vigoureusement de la plante des
pieds l'eau qui se trouvera dans leur direction. N'oubliez
pas surtout que tous les mouvements doivent
être simultanés, c'est-à-dire, que vos pieds et vos
mains, vos bras et vos jambes, comme si un même
ressort les avait fait partir à la fois, se déploieront
au même instant, vos mains se porteront en avant
et à la hauteur des épaules, et ne se sépareront que
lorsque vos bras seront déployés dans toute leur
longueur. Cet élan, auquel vos membres seuls doivent
avoir participé, vous a fait avancer en raison de
la promptitude que vous avez mise ; il ne faut pas
vous hâter de rassembler vos membres, parce que
votre mouvement subsiste encore, quoique la cause
qui l'a produit ne subsiste plus. Attendez, pour
changer de posture, qu'il soit presque fini ; ce que qui vous fera un peu enfoncer ; alors vous disposerez
vos membres tels qu'ils étaient avant de faire l'élan,
et vous recommencerez.
Mais si vous voulez avancer plus vite, faites la
manoeuvre suivante :
Écartez d'abord lentement vos mains l'une de
l'autre, ayant soin de tenir les bras bien tendus, et
lorsque vos mains seront éloignées entre elles d'environ
deux pieds et demi, inclinez-les de sorte que le
côté du petit doigt de chacune soit un peu plus élevé
que le côté du pouce. Mettez alors de la vigueur à la
continuation du mouvement de vos bras, et vous
avancerez : vos mains n'ont pas dû cesser encore
d'être au niveau des épaules ; mais lorsqu'elles seront
diamétralement opposées l'une à l'autre, il faudra que
l'extrémité des bras pénètre plus avant dans l'eau à
mesure que vous agrandirez la portion du cercle qu'ils
décrivent. Ici le mouvement doit être rapide, car ce
n'est qu'à l'aide de la résistance que l'eau oppose à la
paume de vos mains, que vous continuerez d'avancer.
Quelques auteurs ont donné à cette manière de
nager le nom de Brassée, d'autres l'ont appelée
nager en grenouille ; je lui ai conservée cette dernière
dénomination, parce que, dans cette manière,
nous imitons autant que possible, par les mouvements
de nos mains, de nos bras, de nos pieds, l'action
de la grenouille, qui, quoiqu'elle ne décrive pas
comme nous un cercle avec ses pattes, ne nous a
pas moins servi de modèle pour nager d'après le
mode que je viens de peindre. S'il existe une différence
énorme entre la manière de l'homme et celle
de la grenouille, c'est que l'une est un don de la nature, et l'autre le fruit de l'art. » (Courtivron,
op. cit., p. 51-55).
La méthode de Brisset va développer –
conformément donc aux lois naturelles – les germes
de forces et de facultés déposés dans notre organisme,
en mettant en oeuvre nos efforts personnels
pour favoriser ce développement et pour les utiliser.
C'est remplir la clause fondamentale du but qui a
été assigné à notre existence. De sa réalisation
dépend la possibilité d'atteindre ce but le plus tranquillement,
tandis que sa non-réalisation, au
contraire, pourrait miner notre santé, le bonheur de
notre vie, nos aptitudes, l'essor de notre esprit et au
final la bonne compréhension des Œuvres de Brisset.
Les efforts qui ont été faits pour arriver à l'harmonisation
des forces inhérentes à l'organisme, tant
entre elles que dans leur rapport avec le monde
extérieur, en les utilisant elles-mêmes d'après cette
méthode fondée sur des calculs bien précis, dont les
figures suggèrent la mystique, constituent peut-être
le progrès le plus important, le triomphe de la Brissettologie.
Cette dernière s'est débarrassée du
chaos de scories que la connaissance imparfaite de
la nature et l'empirisme grossier des siècles antérieurs
avaient amoncelé. Les forces motrices existant
dans notre corps, qui n'ont exclusivement
besoin que de notre volonté pour se manifester,
peuvent en effet, lorsqu'elles sont développées et
utilisées régulièrement en suivant la méthode,
contribuer à préserver en nous cette parcelle
ignorée de nos origines, voire à la restituer. Continuellement
à la disposition de tous les hommes, il
ne s'agissait que de faire connaître plus clairement
cette éventualité. C'en sera fait pour quiconque
adoptera la méthode : il redevient grenouille.
« On nous demandera peut-être comment il se
fait que l'homme ne nage point naturellement
comme la grenouille. Nous répondrons tout d'abord
que le bon nageur nage absolument, saute à l'eau et
plonge comme la grenouille. Mais quand le dieu
marin se dressa et se mit à marcher sur ses parties
inférieures, les jambes et les bras acquirent un mouvement
alternatif opposé à la natation. Le bras droit
et le pied gauche se portent en avant en même
temps, de même pour la main gauche et la jambe
droite. Or, pour nager comme la grenouille, il faut
que les bras agissent ensemble et en opposition
avec les jambes agissant ensemble. Il suffit de répéter
des exercices convenables, couché sur le dos,
pour que les quatre membres retrouvent bientôt leur
ancienne science.
D'autre part, si on laisse le petit enfant marcher
à quatre pattes, comme cela lui est naturel, aussi
longtemps que possible, et qu'on lui mette de l'eau à
sa disposition pour y pouvoir nager sans danger, il
ne tardera pas à s'y mouvoir comme les quadrupèdes
qui nagent naturellement ; car, en marchant
au pas à quatre pattes, on fait une suite de
mouvements produisant la natation. La jambe et le
bras droit refoulent à peu près en même temps, pendant
que les membres du côté gauche remontent à
la surface pour refouler l'eau à leur tour. Le quadrupède
nage en un léger roulis, la grenouille par un
tangage. La marche de l'homme n'est ni l'un
ni l'autre.
C'est l'esprit des ancêtres qui porte les enfants à
rechercher les bourbiers, à patauger, à trouver leurs
délices au bord des eaux, dans le sable et la boue où ils se mettent comme de petits diables. S'ils peuvent
se baigner en sûreté, ils nageront d'abord comme
les quadrupèdes et bientôt ensuite comme la grenouille
et même mieux et plus longtemps. Il est bien
aussi à remarquer que l'homme est le seul animal
qui sache nager sur le dos, étant en cela supérieur
aux poissons, comme il convient à l'ancien roi des
eaux, au dieu marin. »
La Science de Dieu ou la Création de l'Homme,
« L'oubli de la natation », 1900, p. 730-731.
En exposant ce moyen dans lequel on ne doit
chercher aucune action spécifique et mystérieuse,
Brisset ne présente pas aux lecteurs un système
créé artificiellement ; on suit seulement avec fidélité
la voie de la nature qui ramène à l'origine le corps
devenu. Il ne fait qu'appliquer des procédés identiques
à ceux qu'elle, la Nature, a utilisés pour réaliser
le développement du corps. Ce sont des formes
de mouvements tout uniment naturels, tels qu'ils se
trouvent établis dans le mécanisme du corps
humain, tels qu'ils sont clairement désignés
d'avance par la conformation des articulations. Ces
procédés méritent donc d'être employés et recommandés,
pour atteindre à l'état originel. Ils sont les
plus rationnels et les plus praticables de tous,
puisque chacun les porte toujours avec soi, survivances
en l'être d'un inconscient biologique, mode
de fonctionnement et organisation appartenant à
des phases depuis longtemps dépassées de l'évolution
de l'individu et de l'espèce. L'
Art de nager, par
la répétition des exercices, permet de retrouver en
nous l'ancêtre oublié, « l'ancien être », un être sans sexe, l'homme avant queue l'homme fût l'homme, la
grenouille ancestrale. (On doit se souvenir que
contrairement à l'homme la grenouille n'a pas de
sexe apparent. C'est son apparition à l'aube de l'humanité
et les douleurs qui l'accompagnèrent qui la
firent s'interroger. Étonné de voir poindre un appendice
à son bas-ventre, la rainette s'écria : Coa ?
Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? Que sexe est ?
Kéksékça ? Et l'on sait que de là vint la queue haut
naissance, la Connaissance, et tous les excès.) À
l'aérodynamisme (très relatif) de l'homme, plutôt
terrien, s'oppose l'hydrodynamisme de la grenouille,
animal plutôt aquatique (elle y passe le plus trouble
de son temps). Il s'agit donc pour le nageur néophyte
d'essayer de se faire volontiers passer plus
pour une grenouille qu'un homme. C'est dire qu'il
doit réussir à faire oublier ses caractéristiques
humaines. À se faire oublier pour ce qu'il est ou
mieux, pour ce qu'il a. À savoir, si l'on suit Brisset,
son appendice sous-ventral (la grenouille, elle, n'a
pas de sexe apparent) mais aussi, autres critères distinctifs de l'homme, le pouce (qui pousse chez la
grenouille uniquement à la saison des amours pour
agripper mieux la femelle), le poil et encore ses
dents et ses pieds. Si les bras chez la grenouille sont
surtout des nageoires, et les pieds des palmes, les
nageoires de l'homme sont plutôt des bras et ses
palmes des pieds (c'est tardivement, en 1921, que
de Corlieu compense en inventant les palmes artificielles).
D'aucuns voit dans l'exploit natatoire un
désir nostalgique, un élan régressif, entraînant
tantôt jusqu'à la piscine amniotique, tantôt jusqu'aux
époques batra(n)ciennes des pré-êtres (des
prêtres). La nage est donc aussi plongeon dans le
temps. On en ressort en surface non pas un autre
(je n'est pas un autre) mais métamorphosé. On
devient. On persévère dans son être (on père sévère
aussi parfois). Mais, sortant de l'eau, on est beau,
on naît beau comme Vénus sortant de l'onde, de la
mer ou plutôt des mares et des marais. On est aussi
charmant que grenouille s'exhibant sur un nénuphar.
« Nous ne pouvons nous figurer que fort grâcieux
des corps exercés continuellement dans l'art de la
natation », écrit Brisset (Grammaire logique de
1883, p. 469). D'apparence quasi féminine, a-sexué
et sans poil, tel est l'homme-grenouille. On pourrait
hésiter à utiliser ce terme (l'homme-grenouille), qui
est anachronique puisqu'il aurait été pour la première
fois utilisé dans le journal Le Monde en 1955 ; cependant,
Brisset précise que, bien avant l'invention de
l'objet, l'ancêtre n'ignore pas le mot. Par exemple :
« nous voyons les faunes se servir de l'air ou de l'eau
en guise de téléphone. » (Le Mystère de Dieu,
p. 557). Cela laisse évidemment penser que l'idée même d'homme-grenouille ne lui fit point défaut et on
ne voit pas du reste comment désigner autrement le
nageur formé à l'école de Brisset.
Ce système de gymnastique simple, franchement
active, ne doit cependant pas faire oublier que les
débuts dans l'eau doivent être aidés par la « ceinture-
caleçon aérifère de natation à double réservoir
compensateur » (à l'usage des deux sexes). Après
des essais, Brisset prend un brevet d'invention le
24 mai 1871 (inscrit sous le numéro 91 825), à la
préfecture des Bouches-du-Rhône. L'idée de s'aider
au moyen d'un objet, n'est pas neuve ; elle est sans
doute aussi vieille que le monde, mais elle est
susceptible d'amélioration. Calebasses, gourdes,
faisceau de joncs, vessies de porc, pots de terre (qui
présentent l'avantage de pouvoir à l'intérieur transporter
ses habits au sec), de nombreuses solutions
ont été imaginées pour remplacer cette vessie natatoire
dont les poissons disposent naturellement,
cette poche qui permet de flotter entre deux eaux
sans souci. Ce renfort de sécurité (le double réservoir
compensateur) vérifie l'adage selon lequel deux
précautions valent mieux qu'une ; il laisse apercevoir
du concepteur son évaluation du danger qu'il
juge certainement extrême. Sinon, comme un exercice
oulipien, le lipogramme, qui supprime de
l'usage d'une langue la lettre la plus fréquente,
pourquoi s'initier à la natation hors de l'o ? Et quand
il confronte l'apprenant au milieu aquatique, il fait
donc celui-ci se nantir d'une sorte de bouée, deux
grosses boules, qui affirme sa présence parmi l'élément
hostile. Il devra cependant au plus vite les
perdre, comme pour confirmer sa transformation en nageur si ce n'est en grenouille. L'iconographie de
l'
Art de nager, très figurative, est donc appropriée,
conforme à la réalité du nageur : présenté nu, il n'a
pas de sexe apparent. C'est alors qu'il se passe du
maître, à ce moment qu'il peut s'en défaire. Le danger
est éloigné lorsqu'il n'est ni sexe ni maître (ce qui
ne va pas sans rappeler bien sûr la célèbre formule de
Louis Auguste Blanqui [1805-1881]). Apprendre à
nager peut désormais paraître comme une tentative
de régler une affaire de famille. Ne s'agit-il pas de se
familiariser avec l'adversité au point de s'en
affranchir ? de faire corps avec elle ? de s'y couler en
évitant au mieux la résistance et les dangers éventuels
qui pourraient advenir ? La maîtrise du geste ne
permet-elle d'échapper aux périls, à l'angoisse, à la
peur panique et même à la mort sûre, la noyade ?
Une fois l'élément hostile vaincu (l'imago paternelle
?), une fois défait le noeud de la ceinturecaleçon
aérifère de natation avec les deux boules (le
double réservoir compensateur) qui s'attache autour
de la taille, il y a de la jouissance. Il y a de la jouissance
à s'ébattre dans la mer ou la mare primitive
(imago maternelle ?). Ce retour à un stade primitif,
celui du nageur transformé en grenouille, renvoie à
l'enfance de l'humanité, à cette ère supposée d'avant
la découverte de la sexualité, du temps où parents et
enfants vivaient dans un état (con)fusionnel. Une fois
détourné de la langue latine (à partir de juin 1883),
langue d'oppression, langue de connivence, argot de
voleurs, volapük, langue artificielle, une fois acquise
après celle du geste la maîtrise de la parole (en 1889
par la technique de la grande Loi de la Parole), Brisset
se glisse avec jouissance (j'ouïs sens) dans la langue de fond. La langue prophétique procure jouissance
lorsque sans crainte j'ouïs sens. De même des soldats
qui découvrent le bain poussent les cris d'un plaisir
inouïs, de même Brisset par les révélations pousse
l'écrit d'un plaisir inédit. Les mêmes causes produisent
les mêmes effets. (
Grammaire logique de 1883,
p. 457-458).
En 1880, un certain A. Galban, entreprend pour
les éditions Garnier une traduction en espagnol :
La Natacion õ Arte de nadar apprendido solo en
mènos de una hora. Comme Brisset A. Galban est
professeur de langues (mais lui d'espagnol et de
français), et il se préoccupe de grammaire. Il a traduit
divers ouvrages : de Francisco Sobrino, une
Grammaire espagnole-française de Sobrino, très
complète et très détaillée… (Nouvelle édition refondue…,
Paris, Garnier frères, 1862, VI-442 pages) ; de
Pierre-Nicolas Chantreau, un
Arte de hablar bien
francés, ó Gramática francesa para uso de los
Españoles… con un suplemento… (Nueva edicion
revista y corregida, Paris, Garnier hermanos, 1863 ,
VIII-352 pages) ; et sa
Nouvelle grammaire espagnole
avec des thèmes et un grand nombre
d'exemples dans chaque leçon, mettant les élèves à
même de parler et d'écrire en peu de temps d'espagnol est un succès d'édition (la première édition date
de 1878 et la 17e, revue et corrigée, de 1924 [Paris,
Libr. Garnier frères, VIII-316 pages]). Il publie
encore en 1920 une
Gramática de la lengua castellana (Paris, Garnier frères, 432 pages). L'édition Galban
de l'
Art ne nager ne paraît connaître guère de
différence avec l'édition originale si ce n'est qu'en l'espagnole, le format est encore réduit (il s'agit d'un
livre nain) et que les planches d'illustration pour servir
à la figuration des mouvements natatoires présentent
des bonshommes qui, au lieu d'être asexués,
sont emmaillotés, décence sans doute imposée par
l'éditeur et la morale ambiante. On ne peut toutefois
que regretter un costume qui nuit à l'interprétation et
donne le moyen de vérifier que tout traduttore, fut-il
dessinateur, est un tradittore. Les représentations
dans l'édition espagnole ne sont pas conformes parce
que les figures présentées par Brisset dans l'édition
originale sont le résultat du processus natatoire appliqué
à l'homme qui, à force de brasses et de brasses,
se transforme. Ici, la fonction ne crée pas l'organe
mais, au contraire, le fait disparaître. Le nageur
persévérant se retrouve grenouille, c'est-à-dire sans
sexe apparent, ce dont tiennent compte les cinq gravures
en creux de l'édition princeps. Cette imagerie
rapproche sans conteste l'homme non seulement du
têtard mais du spermatozoïde dans ses représentations
les plus traditionnelles. Brisset ne rate pas cette
analogie de forme et, dans l'atlas le plus beau et le
plus connu de son siècle qui paraît de 1831 à 1854 en
huit volumes in folio, illustrés de sept cents planches
lithographiques donnant à voir toutes les connaissances
anatomiques de l'époque (Paris, C.-B. Lefranc),
c'est-à-dire dans le Traité complet de l'anatomie de
l'homme de Jean-Baptiste Bourgery (1797-1849), il
pêche cette preuve : « La semence humaine, vue au
microscope, est telle qu'on croirait voir une flaque
d'eau pleine de jeunes têtards de grenouilles, les
petits êtres de cette semence en rappellent complètement
la forme et les allures » (
La Science de Dieu ou la création de l'homme, 1900, p. 739).
C'est par un souci d'orthodoxie bien compréhensible
qu'on reproduit l'édition française de 1870 : il en
a pourtant existé d'autre(s) postérieure(s). Ainsi, celle
qui m'a été transquinée par Gilles Rosières vendue au
prix d'un franc
(7), non datée mais probablement des
années 1920-1930, non seulement dote des accessoires
de la virilité le nageur (avec réalisme d'une
moustache, par suggestion d'un sexe) mais encore le
pare d'un maillot serré aux jambes et à la taille. Il
faut croire que moeurs du temps et pratiques sociales
par le truchement de l'éditeur effacent sans en faire
grand cas le sens exact de l'iconographie brissettienne.
Cette édition, en un mot, est iconoclaste. Les grenouilles n'ont ni sexe ni poils ni maillot de bains.
Le nageur opiniâtre se retrouve donc homoncule
(ou homuncule), ce petit être sans corps, sans
pesanteur, sans sexe et doué du pouvoir surnaturel
de pénétrer le secret des choses les plus cachées.
C'est ainsi que vient la Connaissance, en pénétrant
les choses les plus cachées, et, par ses ascétiques
exercices le nageur, ainsi devenu homme-grenouille
ou homoncule si l'on veut, est fin disposé par une
ultime métamorphose, celle qui de nageur va le
transformer en prophète, et sur intervention divine,
à accéder au sens caché des mots, à l'esprit de sexe
qui habite toute syllabe. Le sexe désormais vient
orner tous les mots comme la gidouille du Père Ubu
son gros ventre. Et il vient comme semence spirituelle
féconder toutes pensées. C'est la Connaissance,
la queue eau naissance. Une fois avisé par
Jésus des origines pan-sexuelles du langage (en
1889), Brisset peut, « avec le scalpel de l'anatomiste,
non sans répugnance, mais sans crainte, ni
terreur », appeler par leurs noms les « esprits vils et
maudits » : « noeud, con, cul, pine, cocu, fesse,
bague, couille, queue, vit, foutre, bougre, cochon,
truie, vache, putain, garce, lèche-cul, suce-pine,
etc., etc. »
(8) et trouver dans les mots, leur travail et
leurs jeux, comme par compensation, déprime et
euphorie, connaissance et adoncques jouissance.
1. Les Prophéties accomplies (Daniel et l'Apocalypse), dans
Œuvres complètes,
les Presses du Réel, Dijon, 2001, p. 273.
2. Grammaire logique de 1883, dans
Œuvres complètes, les Presses du réel,
Dijon, 2001, p. 107.
3. On lira aussi :
Marc Décimo,
Jean-Pierre Brisset, Inventeur, grammairien et
prophète, les Presses du Réel, Dijon, 2001, 796 pages.
4. On se reportera à l'article rédigé par la Sous-Commission des Esprits « De la
spiritualité des exercices », lequel fait suite à la première réédition de l'
Art de
nager publié par le Cymbalum pataphysicum,
Monitoires n°6, 15 décembre
1987 vulgaire, p. 28-29.
5. Jean-Charles Poncelin de La Roche-Tilhac et Melchisédech Thévenot rapportent dans leur
Art de nager (1782) que « les bains froids sont surtout fort
salutaires, quand le sang est échauffé et les esprits en mouvement. C'est pourquoi,
après avoir fait précéder les saignées et les lavements, pour calmer l'effervescence
du sang, on le donne aux fousa, à ceux principalement qui sont
tombés dans des frénésies mélancoliques, et à toutes les personnes qui éprouvent
des vertiges dangereux. M. Duhamel assure que deux cents seaux d'eau
jetés sur un enragé », le guérissent ; et pareille aspersion, jointe au bain froid,
délivrèrent une fille de la même maladie, au rapport de M. Morin. Une demoiselle
de quarante ou cinquante ans, dit M. Maret, était tourmentée par la fureur
utérine, au point de passer toutes les bornes de la décence. Les saignées multipliées,
les anti-spasmodiques ne donnant aucun calme, j'insistai sur les bains
froids ; elle en prit une vingtaine, et fut calmée.
6. Johnny Weissmuller, l'
Art de nager le crawl [« Swimming the American
crawl »], Traduit de l'anglais par Michel Vaucaire, Paris, Éditions Trémois,
1931, In-16°, 216 pages, portr., couv. ill. Avec la collaboration de Clarence
A. Bush, d'après la « Note » du traducteur.
7. Imprimerie G. Cavallier, Paris, pour la couverture ; imprimerie Paul Dupont, 4, rue du Bouloi, Paris pour le reste.
8. Le Mystère de Dieu est accompli, p. 567.