Préface
Ensemble
Jean de Loisy
(extrait, p. 179-180)
L'injonction faite par
Robert Smithson, souhaitant que
chaque artiste « explore l'esprit pré et post-historique » et
qu'il aille « là où les futurs lointains rencontrent les passés
lointains »
* correspond exactement au sens du séjour obstiné
de Sigalit Landau sur les rives de la mer Morte. Elle travaille
là depuis des années, au point le plus bas du monde, dans ce
paysage désolé, accablé par le soufre et le feu envoyé par le
Dieu de la Bible, blessé par l'histoire, meurtri par un désastre
écologique en cours, théâtre brûlant sur lequel pèsent encore
de nombreux conflits régionaux. Chaque mouvement sous ce
soleil impitoyable coûte, et les gestes accomplis doivent être
économes. Il faut qu'ils aient l'efficacité et le sens suffisant
pour justifier la fatigue qu'ils génèrent. Comme pour ces
efforts soigneusement anticipés, une extrême condensation
caractérise chacune des réalisations de cette artiste. Une image,
un plan, un objet transformé, suffisent souvent à véhiculer un
feuilleté de significations ou à fixer une métaphore qui résonne
immédiatement dans nos esprits. Par exemple, un filet plongé
dans cette mer stérile, puis retiré, couvert de cristaux de sel, ou
encore, un fil de fer barbelé qui tourne sur un ventre de femme,
le sien, pour citer une sculpture récente et une vidéo ancienne
devenue une icône collective. Ces deux œuvres réalisées à dix
ans d'écart portent une symbolique universelle dont la force est
à la mesure des sites où ces images se sont formées. Pas de
bavardage, pas de psychologie, pas de narcissisme de créateur,
une grâce silencieuse, un pouvoir. Ce sont des objets puissants
qui agissent sur l'esprit comme des déclencheurs. Certes ils
s'adressent à notre conscience, ils soulèvent des questions
essentielles, mais aucune morale, aucune démonstration. Seul
opère sur nous l'impact prémédité de leur présence laconique.
Sigalit Landau répond en poète aux alertes de l'époque,
comme purent le faire à leur manière des artistes aussi différents
que Goya ou Beuys. Mais, quant à elle, ce n'est ni en mettant en évidence le spectacle tragique de la désolation ou de la barbarie,
ni en agissant politiquement en créant le parti des étudiants
pour changer la société. Non, plutôt la simple amplification
des sonorités de la réalité ou des situations. L'autre, l'eau, le
travail, la communauté ou le partage des ressources… Ainsi,
tout en s'appuyant sur ces grands sujets Sigalit Landau parvient
à réduire la distance que l'actualité continuelle produit en les
rabâchant. Ces questions rendues abstraites par l'insistance
des médias, retrouvent un lien avec nos expériences les plus
quotidiennes : porter, cueillir, pêcher, nager, jouer, habiter, se
souvenir. Exprimées avec simplicité dans ses films, souvent faits
d'un plan fixe, sans montage apparent, ou par ses sculptures
figuratives, elles nous atteignent à nouveau par l'évidence grave
qu'elles expriment. En effet, en elles, en dépit des expressions
si nouvelles ou des techniques, s'est glissée une temporalité,
une mémoire que ne parvient pas à contredire la modernité
éventuelle du contexte ou des supports. Par exemple, la spirale
de melons d'eau qui se déroule, flottant sur la mer Morte, semble
nous relier à des temps anciens où d'autres blessures pouvaient
comme aujourd'hui ouvrir la chair rouge de la vie. Il en va de
même pour la sueur de bronze des corps mêlés qui poussent
un même rocher pour trouver de l'eau, ou encore pour les
masques de sucre rose que l'artiste confectionne pour le public
en 2001. Parfois ce sont les sujets, parfois les matériaux, parfois
les figures qui créent ce lien avec l'origine de l'art, le masque,
le bronze et, surtout, le rituel, ce comportement organisé des
corps dans l'espace et le temps, dont l'art de la performance est
encore imprégné et qui semble, en permanence affleurer dans
ces œuvres, leur donnant cette puissante profondeur.
Venise :
One Man's Floor is Another Man's Feelings. Cette fois-ci,
le titre est un programme esthétique et politique. D'abord
griffonné sur une nappe de restaurant, il apparaît comme la
trace, le condensé peut-être d'une conversation à laquelle nous
n'avons pas participé. En transparence, se devinent, fruits d'une
discussion antérieure, d'autres mots à peine distincts. Une porosité, une rumeur est donc perceptible entre le dessus et
le dessous. La séparation ne divise pas, un échange chimique
entre l'encre, l'appuyé du stylo et la faiblesse du papier a eu
lieu, l'envers rejoint dans le visible l'existence de l'endroit, et les
deux faces s'enrichissent de cette perturbation. Apparaissent
déjà dans l'esthétique de ce simple papier des caractéristiques
générales de l'œuvre et également du projet. En effet, très
souvent le travail de Sigalit Landau insiste sur le lien qui réunit
deux personnes ou un groupe ou des voisins. Cette idée de la
communauté et de l'inséparation est fondatrice de ce pavillon
imaginé comme une seule œuvre. On se souvient du film
Dancing for Maya en 2005 où les corps des deux protagonistes
se rejoignent en traçant sur le sable une ligne courbe qui mêlée
dessine une chaîne, un ADN commun. Ou encore de cette
situation qu'elle inventa où le visiteur amenait une clef (
The
Dining Hall, 2007, Berlin) qui était immédiatement dupliquée à
l'envers. Celui-ci repartait ainsi avec la clef d'un voisin plausible
auquel il pouvait maintenant penser puisqu'une ligne commune
bien qu'inverse les reliait désormais. De même, les corps des
trois hommes se déhanchant dans la vidéo
Three Men Hula qui
doivent harmoniser leur mouvement pour parvenir à balancer
le cercle qui les unit. Les exemples seraient nombreux et
aboutiraient tous à cette déclaration :
One Man's Floor is Another
Man's Feelings, devenue le titre du projet du pavillon vénitien.
(...)