Nothin to advertise,
just a text on the art
of Phill Niblock
Mathieu Copeland
(p. 45-48)
Phill Niblock nous ouvre les horizons d'un art qui
met à mal toute entreprise de définition. Un art qui ne
se limite pas à une approche invariable ou à un médium
unique. Un art qui nous investit de sa totalité. Depuis
la fin des années 1960, son œuvre s'active à transformer
notre perception et notre expérience de la musique et du
temps. Ses compositions doivent s'écouter très fort, car
c'est au sein d'une telle masse sonore que l'on peut véritablement
explorer les harmoniques — c'est d'ailleurs
là un équivalent direct à l'échelle imposante des images
projetées, dont la densité et la matérialité viennent
nous submerger.
Dès l'initiation en 1968 de son travail sur les
Environments,
une série de performances-installations
intermédia, l'art de Phill Niblock s'est toujours attaché
à associer les multiples formes que sont la musique,
le film, la photographie, la projection d'images et la
danse, en une forme globale qui serait plus tard qualifiée
d'« Art Intermédia ». Elaine Summers, avec qui il
travaillait depuis 1965, fonda l'Experimental Intermedia
Foundation en 1968, et Niblock en devint le directeur
en 1985.
Phill Niblock est né en 1933, dans l'Indiana, aux États-Unis. Il commence sa carrière en tant que photographe,
et immortalise entre 1961 et 1964 des grandes figures du jazz comme Duke Ellington, parmi bien d'autres.
C'est en véritable fanatique de jazz qu'il commence
à prendre des photos dans les clubs et lors de sessions
d'enregistrement. Après avoir rencontré Jerry Valburn,
ingénieur du son et archiviste, Phill Niblock est invité
à un concert de l'ensemble d'Ellington à Long Island,
dans l'état de New York, puis à une session d'enregistrement
dans les studios de Columbia Records. Suite à cela,
il sera souvent invité aux sessions d'Ellington. Phill
Niblock s'en souvient : « j'ai rencontré Mercer Ellington,
le fils de Duke, qui s'occupait de son archive. J'ai
commencé à leur fournir des tirages de mes photos. Le
dernier disque qui est sorti sur Riverside Records était
un LP d'Ellington en duo avec Strayhorn, et il y avait
l'une de ces photos sur la pochette. Et ils ne m'ont pas
crédité [
soupir]. »
Niblock laisse ensuite de côté la pratique de la photographie,
pour se tourner vers les images projetées,
avant d'y revenir aux alentours de 1980. En 1979, il se
lance dans une étude des transformations sociales de
New York à travers des œuvres comme
Streetcorners
in the South Bronx, série de photographies de la zone
désaffectée et délabrée qu'était le sud du Bronx à la fin
des années 1970. Son approche dans la réalisation de
ces photographies consiste à « capter de manière systématique
une vue de chaque rue, dans les quatre directions
données par l'intersection, chaque photo devant
comprendre un panneau indiquant un nom de rue ;
je les prenais depuis un grand tabouret de cuisine placé
au milieu de la chaussée, sur lequel je me tenais debout.
Les tirages sont présentés sous forme de grille, avec le
nord en haut. » En 1988, Niblock réalise la série
Buildings
along SoHo Broadway, qui couvre une partie du
district de Broadway connu pour ses façades à architectures
métalliques, entre Howard Street et Prince Street.
Toutes les photos ont une très haute résolution, réalisées
à l'aide de pellicules Kodak Tech Pan 35 mm au grain
très fin, avec un boîtier et un objectif Nikon. Comme s'en souvient Niblock, « toutes les photos ont été prises
au même moment de la journée, et pas en plein soleil.
Je me tenais très près des immeubles, et je regardais
droit vers le haut. Le résultat ressemble donc à un paysage.
Je passais tout le temps dans cette rue, qui est juste
à côté de chez moi, et pourtant je n'avais presque jamais
fait attention au sommet des immeubles. »
Au milieu des années 1960, Niblock commence
à réaliser des films pour les danseurs de la Judson
Church — Elaine Summers,
Yvonne Rainer, Meredith Monk, Tine Croll, Carolee Schneeman ou encore
Lucinda Childs, une pratique qui le mènera à réaliser,
entre 1966 et 1969, la célèbre série qu'on connaît sous
le nom de
Six Films, qui compte les classiques que sont
Max, avec Max Neuhaus, et
The Magic Sun avec Sun Ra
et son Arkestra. Entre 1968 et 1971, Niblock, rompant
avec les traditions du cinéma, réalise sa série d'
Environments,
puis entreprend, en 1973, un projet auquel il
se consacrera pendant vingt ans et qui deviendra son
œuvre majeure :
The Movement of People Working.
Les
Environments sont une série d'installations,
présentées dans des musées ou dans le cadre de théâtre
non verbal, qui, comme l'écrit
Jonas Mekas, « présentent
des mouvements et des images dotés d'une énergie
vitale presque inaltérée. En sortant d'une telle performance,
on se sent plus fort, plus vivant. » Ces quatres
Environments produits autour de 1970 —
Environment (1968),
Cross Country/Environment II (1970),
100 Miles
Radius/Environment III (1971) et enfin
Ten Hundred
Inch Radii/Environment IV (1971) — sont présentés,
à l'origine, dans des lieux aussi diversifiés que la Judson
Church, l'Everson Museum of Art de Syracuse, le
Herbert F. Johnson Museum de l'Université Cornell ou
le Whitney Museum à New York. Leur forme évoluera :
en 1968, les différents éléments sont encore fractionnés
; avec
100 Miles Radius, l'environnement se compose
déjà d'un grand écran large d'une douzaine de mètres, où sont projetés côte à côte trois films ou deux séries
de diapositives, interrompus par trois fois par des danseurs
interprétant, comme s'en souvient
Mekas, « des
pièces simples, uni-thématiques, qui se fondaient parfaitement
dans la sérénité des images. » Avec celles-ci,
Niblock donne, comme l'écrit Abigail Nelson, « une
vision de la nature plus abstraite, plus simple […] à travers
des plans très rapprochés, dépourvus de fond. »
À travers des images fixes et des films, les deux derniers
Environments dévoilent la géographie des monts
Adirondacks, dans l'état de New York, dans des rayons
respectivement de cent miles (env. 160 km) et de cent
pouces (env. 2,50 m). Extrayant ainsi la réalité de plusieurs
environnements, tout en aménageant un environnement
temporaire constitué d'images projetées,
de musique et de mouvements dans l'espace du musée,
la série de ces œuvres nous permet de comprendre vraiment
ce que c'est qu'un environnement.
La série de films
The Movement of People Working dépeint le travail humain dans sa forme la plus élémentaire.
Filmé en 16 mm couleur, puis plus tard en vidéo,
dans des lieux comme le Pérou, le Mexique, la Hongrie,
Hong-Kong, l'Arctique, le Brésil, le Lesotho, le Portugal,
Sumatra, la Chine et le Japon — avec plus de vingt-cinq
heures de film en tout,
The Movement of People Working se concentre sur le travail pris comme une chorégraphie
de mouvements et de gestes, sublimant la répétition
mécanique et pourtant naturelle des actions des
travailleurs. Phill Niblock explique avoir commencé
The Movement of People Working « par nécessité, car ma
musique s'accompagnait de danse simultanée, et c'était
trop laborieux et trop onéreux de tourner avec tout ce
monde. Alors j'ai fait ces films, que je pouvais projeter
pendant que je jouais. » Lorsque les films sont diffusés,
ils sont accompagnés par la collection de lentes
compositions musicales évolutives de Niblock, à l'harmonie
si minimaliste, composées entre 1968 et 2011.
Le volume sonore utilisé lors de la diffusion de ces longs bourdons en offre une expérience viscérale, et vient animer
les harmoniques toutes scintillantes, palpitantes.
La superposition des tons vient faire écho à la répétitivité
de l'activité des ouvriers ; sur chaque écran, la succession
des films (qui changent tout au long de la journée),
combinée avec un programme aléatoire qui choisit
au hasard différentes compositions musicales, résultent
en un renouveau permanent des formes, proposant sans
cesse de nouvelles juxtapositions de son et d'images.
The Movement of People Working tient un propos fort,
politique et social, que le titre met bien en évidence et
qui se manifeste par la proximité avec les travailleurs.
En cela, cette série de films peut faire écho au travail de
certains cinéastes comme
Jean-Luc Godard et
Chris Marker qui, dès 1967, donnèrent la caméra aux ouvriers
en leur expliquant les rudiments techniques du cinéma
afin qu'ils puissent réaliser leurs propres films. Dans
un fascinant retournement de la situation, plutôt que
de faire de la fiction ou du pur documentaire, certains
ouvriers formèrent les groupes Medvedkine et décidèrent
de se filmer en train de travailler.
À l'intersection de tant de domaines — musique minimaliste,
art conceptuel, cinéma structurel, art systémique
ou même engagé, pour n'en citer que quelques-uns, et à travers tant de collaborations avec des artistes,
des danseurs, des chorégraphes ou encore des musiciens,
l'art de Phill Niblock nous donne tout simplement
l'opportunité si rare de faire l'expérience d'un art réalisé
à partir du temps, un art qui nous fait éprouver le temps.