Une forme pour toute action
Éric Mangion
(extrait, p. 5-8)
« La performance est l'actualisation devant un public potentiel d'un contenu
variable d'expressivité ; c'est à la fois une attitude de libéralisation des habitudes,
des normes, des conditionnements et, en même temps, une déstabilisation visant une
reformulation des codes de la représentation, du savoir, de la conscience. La performance
est une mise en situation de matériaux dans un contexte, une destitution
des rapports conventionnels et une transformation des catégories stylistiques. La
performance colporte les acquis culturels et cherche à définir des ailleurs potentiels
dans l'hégémonie des formes plus ou moins institutionnalisées, selon les genres et les
besoins d'affirmation ou de négation. Il y aurait des performances issues de pratiques
comme les arts visuels, la poésie, la musique, le théâtre… et d'autres qui tentent de
déterminer des critères délimitant des méthodologies hors des conditionnements et des
conventions, essayant d'appliquer à ce style de positionnement une originalité fonctionnelle.
(…) La performance s'articule la plupart du temps en fonction du contexte
de sa présentation. Il y a des performances où le corps est totalement présent, d'autres
où l'appareillage « objectuel » tend à constituer l'essentiel de l'activité ; à d'autres moments,
l'investigation suppose le questionnement théorique, tandis qu'à certaines
occasions, il y a interactivité entre le performeur et le public. Historiquement, la
performance serait issue des pratiques dématérialisantes des années 60, surtout au
niveau de la reconnaissance officielle de ce type de pratique artistique. Toutefois, des
actions performatives trouvent dans les protagonistes des avant-gardes du xxe siècle
des assises historiques. L'hybridation des artistes des années 80, contre la spécialisation
du métier, confirme la polyvalence artistique, qualifiée de multidisciplinaire
ou d'interdisciplinarité, qui inclut la performance comme une attitude visant la
libéralisation des critères objectifs institués. » (1)
Ce texte de
Richard Martel définit parfaitement le contenu de la performance
(2), mais aussi sa genèse et ses fondements. Si au début du xxe siècle,
il n'existe pas de terme pour désigner les premières tentatives d'art-action
(
Futurisme puis
Dada), le mot performance voit peu à peu le jour dans les
années 1960. Il doit en grande partie son origine à l'expression anglaise
performing, initialement utilisée pour désigner l'accomplissement d'un acte dans le spectacle vivant. Pour la plupart des historiens de l'art ou esthéticiens, son
destin semble intimement lié aux avant-gardes, apparaissant souvent comme
une « avant-avant-garde ». Du coup, elle aurait perdu sa raison d'exister comme
forme subversive au milieu des années 1970, au moment justement où la
notion d'avant-garde décline en oubliant ses illusions de changer le cours de
la société
(3). Et pourtant, même s'il est indéniable que la performance a perdu
une grande partie de sa faculté à « rompre radicalement avec les traditions, les
conventions et les écoles établies »
(4), elle n'a jamais vraiment disparu. Des nouvelles
générations d'artistes ont su inventer des nouvelles formes d'action, à
commencer par
Paul McCarthy ou
Mike Kelley. Certaines scènes géopolitiques
ont su rester vivantes et inventives. La récente exposition
Les promesses du passé au Centre Georges Pompidou a par exemple montré sa vitalité sous
les régimes communistes de l'Europe de l'Est dans les années 1970 et 1980.
Il en est de même en Amérique du Sud à la même époque durant les dictatures
militaires. La performance a également connu un nouveau destin dans
le spectacle vivant. Beaucoup de chorégraphes et de metteurs en scène de
théâtre ont repris ses principes afin de bousculer les codes traditionnels de la
représentation. Un grand nombre de spectacles contemporains connaissent
en effet une nouvelle plasticité.
En fait, le principal écueil rencontré par la performance n'est pas forcément
le désenchantement qui marque la fin des avant-gardes, mais aussi et
surtout l'usage abusif de son terme, utilisé désormais pour désigner toutes
sortes de pratiques parallèles. Ainsi, ces dernières années, beaucoup d'artistes
ont produit des gestes filmés ou photographiés qui sont apparus comme des
performances alors que ce n'étaient que des propositions de récits plus ou
moins savamment construits, lorgnant vers la fiction et le cinéma. Par ailleurs,
les années 1990 ont produit de multiples dispositifs d'exposition participatifs
apparaissant comme des performances en oubliant que la performance ne se
résume pas à l'art du partage, mais s'entend aussi et surtout comme un exercice
de confrontation et de déstabilisation.
Tous ces paramètres font qu'il existe une grande confusion sur la définition
même de la performance, qui est devenue au fil du temps une véritable usine
à gaz de sens et de références. Son terme est employé à tout bout de champ
pour désigner le moindre geste ou toute action corporelle sans en mesurer les
limites. Cette confusion règne autant dans le domaine des arts plastiques que
celui des arts vivants.
Néanmoins, on constate depuis très peu d'années un retour de la pratique
réelle de la performance, tout comme à une nouvelle exégèse de son histoire et
de ses fondements. Les artistes plasticiens se remettent à produire des actions
en public, ou du moins à créer les conditions d'une confrontation face au public
qui sont nécessaires à toute performance. L'exposition est régulièrement
utilisée comme une scène, perturbant de fait les conventions habituelles du
white cube. De nombreuses œuvres sont issues de processus de performances
et étudiées non seulement pour leur origine, mais aussi pour leur autonomie
formelle et non plus comme de une « animation culturelle » les soirs de
vernissage.
(5)
Il est difficile d'expliquer ce retour inattendu tant les raisons semblent complexes
et différentes. Toutefois, il semble que les artistes contemporains sont
de plus en plus décomplexés vis-à-vis des figures tutélaires des années 1960
et 1970. On avait en effet l'impression depuis trente ans que peu de créateurs
osaient produire de la performance après
Burden,
Nitsch ou
Beuys. On
est également sorti de l'ère du
remake. Les artistes n'ont plus peur d'inventer
eux-mêmes, de se montrer originaux. De même, on s'émancipe peu à peu du
culte du cinéma qui a mobilisé durant près de deux décennies (1990 et 2000)
la majorité des films d'artiste. Durant tout ce temps, le montage et l'image
étaient privilégiés au dépend du vivant et de l'instant. Par ailleurs, la notion
d'expérience est à nouveau essentielle dans les préoccupations esthétiques.
Par expérience, on entend en premier lieu « éprouver » les choses dans tous les
sens du terme : éprouver dans le cœur de la vie mais aussi en tester les limites, ce qui correspond trait pour trait à l'essence de la performance. Dans le même
sens, on assiste depuis peu à un retour de la parole et du discours public, de
« l'actoralité », pour reprendre le titre d'un célèbre festival à Marseille
(7). Enfin,
il est probable que le succès médiatique de pratiques performantielles chez
les nouveaux activistes
(8), ajouté à la mode des flashmob et à l'engouement
pour
Youtube, ont créé un contexte politique et sociologique favorable à une
réappropriation de la performance par les artistes.
L'édition du Printemps de Septembre 2010 a donc pour objectif de réunir
un ensemble de propositions qui s'inscrivent dans ce renouveau. La très
grande majorité de la programmation est donc consacrée à des artistes jeunes.
Le titre
Une forme pour toute action renvoie à celui de l'exposition mythique de
Harald Szeeman Quand les attitudes deviennent forme. L'énoncé est ici renversé.
Ce n'est plus une attitude qui dicte la forme, mais la forme qui engage à considérer
l'action qui en est à l'origine. La performance ne doit pas être perçue
comme un élément annexe de la création, mais bel et bien comme une entité
autonome et un médium en soi qui varie selon chacune des propositions, qu'elle
soit exposée (et donc inscrite dans la durée) ou actée pour un instant.
(...)
1. « Performance », revue
Doc(k)s Action, Ajaccio, p. 83, 2003.
2.
Richard Martel est artiste et théoricien de la performance, fondateur de la revue
Inter
et organisateur de plusieurs festivals de performances, notamment dans son pays d'origine, au Canada.
3. À lire à ce sujet le numéro 69 de la revue
Rue Descartes parue sur le sujet au mois de septembre
2010, notamment l'article « Une avant-avant-garde », p. 39.
4. Selon la définition du terme « avant-garde » in Vocabulaire d'esthétique dirigé par Étienne Souriau,
PUF, 1990, p. 208.
5. 14 avril - 19 juillet 2010.
6. C'était le sens de l'exposition «
Ne pas jouer avec des choses mortes » organisée au centre national
d'art contemporain de la
Villa Arson en 2008.
7. Festival organisé chaque année par Montévidéo à Marseille, mais aussi dans plusieurs villes
de France.
8. … qui ne produisent plus des grandes manifestation mais des gestes courts et intenses à la fois. À lire sur le sujet
Un nouvel art de militer, happenings, luttes festives et actions directes publié en 2009
aux éditions Alternatives par Sébastien Porte et Cyril Cavalié.