Dans les milliers de pages où se déploie la réflexion théorique
et esthétique du réalisateur russe S. M. Eisenstein, l'analyse
d'œuvres d'art et de littérature – venant de tous horizons et de
toutes époques – occupe une place centrale. L'auteur du
Cuirassé
Potemkine et d'
Ivan le Terrible (deux des sept films qu'il acheva,
laissant nombre de projets inaboutis et de films inachevés)
commença par être décorateur et metteur en scène de théâtre
tout en s'adonnant à une intense activité graphique, et il contribua,
au-delà du cinéma, à édifier une esthétique générale qu'il
envisageait au croisement de la sémiologie et de l'anthropologie.
Son enseignement en était nourri, comme les manifestes et les
articles qu'il signa ; mais son ambition dépassait manifestement
ces destinations immédiates pour viser à une compréhension
de la place et du fonctionnement des images dans la culture
contemporaine.
De cette œuvre théorique restée en grande partie
inédite à la mort du cinéaste, nous avons choisi de présenter ici
un ensemble cohérent de textes qui, de la peinture du Greco aux
multiples « Tour Eiffel » de Delaunay, des fresques d'Orozco aux
estampes d'Outamaro, de la sculpture du Bernin à celle de
Rodin et Tatline, de l'architecture du Parthénon à celle de
Le Corbusier, de Delacroix, Géricault à Bourliouk, de Sérov à
Picasso, définissent une méthodologie de l'analyse de l'œuvre d'art
utilisant le cinéma comme « patron » et, inversement, confrontant
celui-ci à une « cinématographie sans cinéma » qui souvent le
dépasse. Cette démarche permet en fin de compte de placer le
spectateur (un corps en mouvement au regard mobile) au centre
de l'analyse, au détriment d'une approche interne de l'œuvre d'art.
Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein (1898-1948), décorateur puis metteur en scène de théâtre
(1920-1924) et d'opéra (en 1939),
cinéaste (depuis 1924 : cinq films achevés, trois
inachevés ou interrompus, une dizaine à l'état de projets parfois commencés puis
abandonnés), théoricien du cinéma, dessinateur prolifique, graphiste et enseignant, auteur de nombreux manifestes,
articles et conférences, a laissé à sa mort une dizaine
d'ouvrages en chantier.
Né d'un père architecte et ingénieur, auteur de bâtiments marquants dans le style Art nouveau (à Riga), Eisenstein commença ses études à l'Institut des ingénieurs civils de Petrograd en 1915, qu'il abandonna pour s'engager dans l'Armée rouge en mars 1918. C'est durant la guerre civile qu'il se passionna pour le théâtre, assurant la mise en scène et les décors de spectacles amateurs. Bientôt, il fut attaché à la section théâtrale du Département politique du front occidental. Démobilisé, il arriva en 1920 à Moscou où il entra comme décorateur du Premier théâtre ouvrier du Proletkult. L'année suivante, il devint en parallèle élève de Meyerhold à ses Ateliers supérieurs de mise en scène. Mais c'est comme metteur en scène du Proletkult qu'il procéda à ses premières expériences de « montage des attractions » qu'il théorisa bientôt, d'abord pour le théâtre, puis pour le cinéma.
Le Mexicain d'après Jack London (1921), puis Le Sage d'après Ostrovski (1922) le conduisirent à une transformation significative de ce qui était alors entendu – y compris par les constructivistes et productivistes – par « matériau » du spectacle : « Le matériau principal du théâtre est le spectateur ; la mise en forme du spectateur dans l'orientation voulue (état d'esprit) est l'objectif de tout théâtre utilitaire (agitation, réclame, instruction hygiéniste, etc.). » C'est de ce déplacement du travail de l'acteur sur le spectateur dont il faut obtenir des émotions que procède le montage de moments forts (attractions) en vue de produire cet effet. Après avoir côtoyé Arvatov sur l'adaptation du
Mexicain, collaboré avec Meyerhold (il fut son assistant sur
La Mort de Tarelkine, mais quitta le théâtre à la suite de dissensions), et Tretiakov sur
Le Sage, Eisenstein poussa la radicalité du principe de réalité des objets et des dispositifs au point de mettre en scène
Masques à gaz dans une véritable usine à gaz de Moscou. Par ailleurs, il se détourna de la biomécanique, après en avoir été un thuriféraire et l'avoir enseignée, pour s'inspirer des théories de Rudolf Bode, fondateur de la gymnastique expressive, et d'une approche holistique du mouvement, résultant d'une interaction entre intérieur et extérieur. Masques à gaz marqua pour Eisenstein la fin du théâtre. Il avait déjà expérimenté le cinéma en introduisant dans Le Sage une petite bande filmée,
Le Journal de Gloumov. À partir de 1923, il s'y consacra complètement. Misant sur les corrélations sémantiques (enchaînements, associations) construites dans la tête du spectateur en fonction de stimulations savamment orchestrées, Eisenstein refusait de rejeter l'art et ses procédés, comme y appelaient les productivistes, mais préconisait au contraire de les utiliser au mieux. Toutefois, l'importance des figures géométriques, l'organisation consciente de chaque plan et des plans entre eux, les liens logiques établis à partir d'images montrant des objets fragmentés à l'extrême ou entre images et texte des intertitres, apparente son travail à celui des constructivistes. Comme eux, Eisenstein appelait à remplacer la mystique de la création artistique par un travail rationnel, calculé dans ses moindres détails. À un niveau plus concret, ses films (particulièrement
La Ligne générale, 1927-1929) faisaient la promotion de nouveaux objets et constructions fonctionnelles (la ferme collective construite par l'architecte constructiviste Bourov), ouvrant à un nouveau mode de vie. Enfin, le « cinéma intellectuel », théorisé à la fin des années 1920, visant à mettre en présence deux images concrètes pour que se forme dans la tête du spectateur un sens abstrait né de leur rencontre, peut être vu comme l'interprétation eisensteinienne du
constructivisme.
Voir aussi
Peter Greenaway : Eisenstein in Guanajuato.