les presses du réel

Argument sonDe Britney Spears à Helmut Lachenmann : critique électro-acoustique de la société et autres essais sur la musique

extrait
Introduction : ENTENDRE LA MUSIQUE AUJOURD'HUI (p. 7-17)

Dans la musique, contrairement aux apparences, rien ne va de soi. Dès le début, dès l'enfance, nous recevons la musique dans l'immédiateté, dans le plaisir spontané qu'elle nous prodigue généreusement et ainsi, nous l'incorporons à notre univers, nous en faisons une région – plus importante qu'il n'y paraît – de notre monde affectif. Ce territoire musical se développe avec nous, avec la construction de notre identité, il gagne toujours plus en évidence, peut même se rigidifier au point que nos goûts en arrivent à se figer, nous conduisant à refuser ce qui nous étonne, nous choque ; ce territoire peut aussi s'ouvrir à l'interrogation, nous amenant à transformer notre écoute, à élargir notre sensibilité et notre compréhension, en même temps qu'à chaque fois notre personnalité s'ouvre sur l'altérité. Contrairement aux apparences, la manière de recevoir la musique est aussi et essentiellement une manière de recevoir le monde qui nous entoure, de l'accepter aveuglément ou de le refuser obstinément, de le réfléchir ou pas, d'être actif ou passif face à lui. Le premier intérêt des textes de Diedrich Diederichsen, un intérêt primordial, est sans conteste de briser le mur de l'évidence musicale et de réinsérer les questionnements que contiennent en germe des musiques auxquelles on refuse souvent d'accorder une réelle teneur, que ce soit par indifférence, par mépris envers ce que l'on considère comme une musique légère ou inférieure, ou encore par admiration, une admiration qui confine à l'identification muette. Diederichsen, lui, se met à l'écoute de ces musiques – jazz, rock, pop, rap, techno, musique contemporaine – réellement, passionnément et, précisément parce que cette écoute est passionnée, il entend ce que ces musiques portent en elles : quant à leur fabrication, quant aux images qu'elles coagulent, quant aux connexions multiples qu'elles établissent avec divers aspects de la culture et de la société. Expliciter ces contenus sans simplifier ou schématiser les choses, respecter les objets questionnés dans leur complexité, tenter de rendre compte des multiples dimensions, parfois contradictoires, qui font la richesse de ces musiques : l'auteur s'est fixé là une tâche difficile. Voilà pourquoi ses textes peuvent parfois paraître complexes, mais voilà aussi ce qui, toujours, en fait l'intérêt, car ils nous parlent et nous interrogent jusqu'à nos positions personnelles les plus intimes.

Diedrich Diederichsen appartient à une génération d'intellectuels allemands qui a forcément été marquée par les philosophes de l'École de Francfort, par leur sociologie à la fois subtile et radicale s'opposant aux courants de la sociologie empirique traditionnelle, par leurs positions exigeantes et irréductibles sur le devenir de la culture dans le capitalisme avancé. Il connaît parfaitement les critiques corrosives de Theodor W. Adorno et de Max Horkheimer sur l'industrie culturelle, critiques qu'il lui arrive de subtilement évoquer dans certains textes ; il n'ignore pas non plus la méthode qu'utilise Adorno pour scruter les partitions et effectuer des analyses d'oeuvres à la fois riches et détaillées qui, croisées avec diverses catégories sociologiques et esthétiques, aboutissent à d'impressionnantes interprétations philosophiques. De cette influence, Diederichsen a manifestement retenu un certain nombre d'éléments, notamment la capacité de mettre en contact des dimensions apparemment éloignées les unes des autres, la faculté de faire jouer ces relations entre elles de manière dynamique, en montrant comment la musique se fabrique dans la conjonction de plusieurs niveaux : du biographique, certes, mais aussi de l'historique, du social, de l'économique, du religieux, du politique... et tout cela, évidemment, à partir de la technique propre au médium musical. Mais Diederichsen a aussi pris acte d'un fait important, incontournable : cela fait maintenant près d'un siècle qu'une forme de musique est née et s'est développée au point d'être diffusée, sous une forme ou une autre, sur la quasi totalité de la surface de la terre et écoutée par une majorité écrasante d'êtres humains. Cette musique née au XXe siècle, liée au divertissement et à la danse, plus ou moins directement dérivée du jazz, capable d'absorber beaucoup d'autres cultures musicales, s'est déployée à grande vitesse, parallèlement aux progrès techniques (l'électricité, puis l'électronique et l'informatique), parallèlement aussi à l'évolution et à l'extension du système capitaliste. Th. W. Adorno a très sévèrement évalué cette forme de musique (il n'y a pas lieu d'entrer ici dans ce débat), la rejetant d'un seul bloc en s'appuyant sur les critères d'une autre musique, d'une tout autre conception de l'art, à la fois en tant que contenu et que fonction sociale. Diederichsen, lui, né comme nous bien plus tard, ayant baigné dans cette nouvelle culture musicale et aimé bien des produits qu'elle nous a procurés, a forcément une autre posture et regarde cette musique d'un autre oeil, l'écoute d'une autre oreille, tout en sentant que la nécessité d'une critique distanciée et éclairée demeure plus que jamais d'actualité ; surtout, il a conscience qu'une telle forme de musique est devenue une culture à part entière, indépendamment de toute évaluation, une culture dans laquelle coexistent les produits les plus consternants de platitude et les chansons les plus bouleversantes, les airs les plus niais et les phrasés les plus élaborés, les sonorités les plus veules et les textures les plus recherchées.
Diederichsen a aussi compris un autre élément d'importance : s'il y a un sens à parler de « musique pure » (et on peut en douter), comme on l'a fait progressivement pour la musique instrumentale écrite qui, il est vrai, en était venue à penser ses processus dans une relative autonomie, alors, la musique à laquelle Diederichsen s'intéresse peut bien être dite impure, car elle n'est jamais seule en question ; on peut même dire que l'un de ses plus grands pouvoirs est sa faculté d'agencement : aux images (le cinéma, la publicité), au langage (les chansons), aux personnes (les musiciens, les stars), aux idées (religieuses, ethniques, politiques). Fortement hétéronome, mais précisément pour cela profondément liée à tous les phénomènes culturels et sociaux de notre temps, la musique « populaire moderne » (s'il faut lui trouver un nom) absorbe et accompagne, comme support mais aussi comme texture, un nombre incalculable de problématiques et de tensions qui sont celles de la société contemporaine. Dès lors, il n'est guère possible d'évaluer aujourd'hui cette musique de l'extérieur, en la rejetant comme un produit uniforme de l'industrie culturelle, même si on peut y dégager des traits communs : les oeuvres présentent au contraire une grande diversité, dans leurs aspects comme dans leurs contenus, dans leurs déterminations sociales comme dans leurs implications idéologiques. L'une des caractéristiques les plus intéressantes dans les textes qui suivent est la manière dont Diederichsen semble précisément observer, dans la diversité de ces produits, le chemin chaque fois parcouru par les artistes pour tenter, à travers les difficultés de la création – en se frayant un chemin entre les modèles conventionnels et les stéréotypes, malgré ou grâce à leurs propres contradictions – de constituer une parole authentique, une parole au plus près de leur condition et de leur expérience, une parole qui traverse l'opacité du social pour toucher les individus. Cela peut rater, cela peut réussir, c'est plus ou moins faux, plus ou moins vrai, mais cela, qui nous atteint par le canal de la sensibilité, est toujours plein d'enseignements sur nous.

Au fil de ces articles, on ne doit pas s'attendre à voir se dégager une théorie générale, une sociologie de la musique. Rien ne correspond ici à une méthode d'enquêtes, ni à une élaboration théorique ou abstraite sur des phénomènes que l'on voudrait synthétiser et maîtriser, ni même à une tentative de définir des types de comportements ou des familles uniformes d'objets. Diedrich Diederichsen – et c'est peut-être encore une leçon tirée de l'École de Francfort – nous parle pratiquement toujours d'un objet précis (une chanson comme « The Dark End of the Street », un « opéra » comme La Petite fille aux allumettes ou un album comme Discover America), analyse la posture d'un artiste singulier (Terre Thaemlitz, Joe Meek ou Brian Wilson), ou encore interprète une ou quelques démarches spécifiques (l'improvisation dans le free jazz, le concept de l'album dans le rock, certaines installations concernant la musique à la documenta IX). C'est du particulier que part la réflexion, c'est de ce particulier que peuvent se nourrir la richesse et la complexité de la pensée, dans un échange sensible avec les objets observés. Et pour cela précisément, les modes d'approche se révèlent différents selon les cas, privilégiant plus ou moins certaines dimensions ; mais pour autant, ne nous y trompons pas, ces multiples strates sont présentes partout, s'entremêlent et se croisent, car c'est bien cet entrelacs qui fait la richesse des musiques dont Diederichsen nous entretient.

Un premier groupe de textes prend appui sur des éléments biographiques d'artistes, sans pour autant que l'anecdotique individuel soit jamais au centre des préoccupations de l'auteur. Bien plutôt, ce que révèle chacun de ces textes, c'est en quoi la position de l'artiste a affaire à des contenus idéologiques, soit que la position de la vedette rejoigne, pas forcément volontairement d'ailleurs, un message idéologique, soit, au contraire, que son attitude témoigne d'une tension, d'une résistance envers les courants les plus forts et les plus traditionnels, le « mainstream » de la culture. Ainsi, le bref article sur Sinead O' Connor montre comment la chanteuse, en proie à une religiosité mal définie, en vient à s'en faire la messagère, sans pourtant que cette dimension ne parvienne à dépasser un relatif enfermement individuel ; mais Diederichsen, qui commence son texte de manière provocatrice (« Faire de la musique rend religieux. Les musiciens trouvent très vite le chemin vers Dieu »), en profite pour prolonger la réflexion vers cette accointance traditionnelle entre musique et croyance. De même, c'est avec un certain amusement qu'on lira le texte sur l'hypothétique opération de chirurgie esthétique de Britney Spears ; mais au delà du ton amusant, c'est l'image même de la femme qu'analyse l'auteur à travers les modèles promus et charriés par le monde de la chanson, image instable qui fluctue entre les standards figés, « entre salope et petite amie, entre gros seins et « guitare acoustique posée sur les genoux », comme dit Diederichsen. Dans d'autres cas, tout aussi passionnants, c'est l'impossibilité des personnes à correspondre aux schémas promus par le système qui se trouve pointée, comme ferment dynamique de la production musicale, mais aussi comme agent pouvant se révéler destructeur de l'individu. Ce n'est pas sans émotion qu'on lira l'article consacré au retour sur scène de Brian Wilson,le plus productif des Beach Boys, dont la personnalité et le talent se brisent sur le hiatus qui le sépare des canons du succès : un physique pas vraiment dans le style des surfers de Floride, une psychologie bien trop complexe pour être simplement celle d'une star, une invention musicale qui rêve d'univers moléculaires, une série de contradictions qui minent Wilson (« I Just Wasn't Made For These Times »). Une même inadéquation de l'identité aux modèles stéréotypés, une même inadaptation en quelque sorte, semble à la source des déboires d'un Joe Meek, génial bricoleur des débuts de la musique électronique, que sa personnalité difficile conduisit à occuper une fonction retranchée sans qu'il puisse pour autant échapper à des angoisses insurmontables. Tout aussi problématique, le cas de Terre Thaemlitz, créateur de musique électronique, s'avère bien plus offensif ; son attitude témoigne de la volonté d'un artiste de ne pas séparer les caractères singuliers qui le distinguent des modèles sociaux dominants de sa manière de produire de la musique ; pour autant, il ne s'agit pas ici de se couler dans le moule d'une idéologie du message, non, les choses sont bien plus subtiles, et la façon dont elles s'entrelacent – une réflexion sur le « genre » et un travail sur le montage sonore – ne supporte pas la simplification. Du reste, on le voit, tous ces textes à base d'éléments biographiques ne se referment pas sur le cas individuel, mais débouchent à chaque fois sur le collectif, sur le rapport à l'histoire et sur les tensions qui animent la société, tensions dont la musique absorbe – plus ou moins intrinsèquement, il est vrai – les composantes et les renvoie sur son propre mode dans l'espace public.

Une autre série d'articles a clairement pour centre d'intérêt la position des artistes dans le système de production et de distribution de la musique, cette fameuse « industrie culturelle » stigmatisée par Adorno, dont le pouvoir n'a fait que se renforcer jusqu'à aujourd'hui ; il peut s'agir de la position que choisissent les artistes (relativement, du moins), ou bien de la place que le système leur assigne. Avec le texte sur Mick Jagger, Diederichsen attire notre attention sur le fait qu'autour de la star de rock s'agglutinent des valeurs qui semblent bien contradictoires – la révolte et le succès, la protestation et l'enrichissement financier –, signalant au passage en quoi une telle image idéologique de la vedette, échappant à tout raisonnement rationnel, s'avère en fait anti-dialectique ; comment, aussi, elle constitue un modèle hyper-individualiste qui s'est aujourd'hui bien installé. Un modèle qui, en un certain sens, contraste, s'oppose même à celui d'un Brian Wilson que ses recherches de nouvelles sonorités à travers une conception originale de la pop music avaient conduit à l'échec professionnel ; et, dépassant les cas individuels, Diederichsen nous fait réfléchir à la différence des genres dans le vaste domaine que constituent ces « musiques populaires modernes », en l'occurrence le genre rock et le genre pop qui, indéniablement, portaient des valeurs différentes. On a affaire à un autre type de démarche, toujours centré sur la question de la musique face à son environnement industriel, avec l'article consacré au Discover America de Van Dyke Parks où sont analysés non seulement les textes des chansons et les musiques présentes, mais aussi la couverture de l'album et la qualité de timbre des voix qui interprètent ces chansons. Diederichsen nous montre ici comment la production musicale pop est devenue elle-même une activité réflexive, et comment la catégorie du « paradis », en tant qu'image de l'utopie – immédiate, idéologique ou distanciée, voire désabusée – a joué un rôle important dans le déploiement de certains genres musicaux, notamment dans le système hollywoodien que l'auteur met ici en relation avec les « paradis exotiques » des Antilles dans un contexte post-colonial. Le rôle prégnant de la voix – et Diederichsen nous propose dans ce texte toute une petite archéologie critique de la vocalité dans la chanson – est ici mis au centre de la réflexion, comme lieu ambivalent, au sein de l'industrie du spectacle, des relations ethniques et politiques.

Politique, au sens large du terme, c'est bien le terme qui convient à la place faite à la musique dans ces textes, politique dans ses rapports avec la société qui la produit et au sein de laquelle elle prend une place souvent opaque. Platon déjà, on le sait, au moment d'édicter les lois de bon fonctionnement de la cité, exprima dès l'Antiquité grecque les plus grandes réserves au sujet de la musique, rejetant toute une partie de ses composantes, suspectes d'amoindrir les qualités des citoyens, d'ouvrir aux plus grands désordres par leur puissance d'affect ; en revanche, le philosophe admet une partie du matériau musical, celle censée répondre aux exigences de l'ordre et à des valeurs reconnues. Il n'y a aucune raison de penser que la musique serait aujourd'hui moins impliquée dans la question politique que jadis ; les modalités de cette relation ont simplement changé – simplement n'étant ici qu'une façon de parler, car elles sont plutôt devenues extrêmement complexes. Dans le recueil de textes qui nous occupe, on peut peut-être distinguer, et ce par commodité, deux manières principales d'aborder cette place du politique dans le musical.

La première concernerait plutôt le rapport aux symboles, aux images, aux récits qu'accompagne souvent la musique en se mêlant plus ou moins intimement à eux, que ce soit dans les chansons ou au cinéma. Par exemple, dans « L'obscure extrémité », il est principalement question d'une chanson, « The Dark End of the Street », et de ses diverses reprises ; cependant, cette chanson, ne serait-ce que par le contenu sémantique de son titre, se trouve connectée à l'ensemble de la topologie urbaine des villes américaines, à leur partition en quartiers aisés et faubourgs rejetés le long des frontières que définissent les rues, une topologie qui se révèle aussi raciale. Mais une topologie aussi au sein de laquelle se vivent l'amour et la sexualité dans les villes et que, poussant plus loin encore son interprétation, Diederichsen relie à la question de l'obscurité, différemment pensée en Amérique et sur le vieux continent, deux mondes qui n'ont pas la même conception de la représentation. Il ouvre ainsi la communication entre de multiples espaces, qui sont souvent vécus de manière distincte sans pourtant être jamais hermétiques les uns aux autres : urbanisme, musique, sexualité et philosophie. Dans un autre domaine, celui du cinéma, l'auteur analyse la fonction de la musique pop, le pouvoir qu'elle a de faire remonter à la conscience du spectateur une foule de données qui participent, presque en contrebande, à l'insertion dans le film, dans la fiction, des éléments de la vie. À l'occasion de cette réflexion sur ce qu'il appelle les « macro-signes musicaux », en comparant les emplois de la musique chez Kenneth Anger, Stanley Kubrick et Quentin Tarantino, Diederichsen développe toute une analyse sémantique de l'emploi de la musique dans le cinéma, partant du célèbre ouvrage d'Eisler et Adorno pour tenter d'en prolonger les interprétations, sans volonté de clore la question, mais plutôt de nous laisser devant un certain nombre de composantes d'un problème bien actuel. Ailleurs encore, en renouant avec la problématique de la croyance et de la religion déjà abordée avec Sinead O' Connor, l'article sur le Mothership (« Perdu sous les étoiles ») mêle d'une manière a priori inattendue certaines productions musicales (essentiellement d'artistes noirs tels que Sun Ra), le thème de l'étranger extra-planétaire ou de l'OVNI, et le grand Récit reprenant l'arrivée des noirs en Amérique sous une forme ayant valeur utopique, émancipatrice ou fabuleuse. Musique et mythe sont dans ce texte dialectiquement confrontés, soigneusement discutés selon les cas, avec la volonté de ne simplifier aucune position.
Le second type de relations entre musique et politique qu'analyse Diederichsen pourrait bien être hérité de la pensée d'Adorno : c'est dans la facture elle-même, dans la technique musicale et le mode de fabrication que s'inscrivent, sous une forme métamorphosée, les phénomènes de la société, ses tensions et ses antagonismes. Si cette problématique traverse beaucoup des textes, certains sont plus explicites à cet égard. Ainsi, l'article intitulé « La horde, mission sociale et musicale » s'interroge sur l'improvisation musicale, particulièrement dans le free jazz, lorsque les codes et conventions permettant à une improvisation de se construire sur un « langage commun » en viennent à faire défaut ; sur quoi dès lors se fonde le discours musical ? Quel type de relation se trouve promu ? Quelle communauté se rêve alors, et dans quelle conception de l'utopie – une utopie qui, parfois, se sentait quasiment déjà là, présente, ne serait-ce que pour le temps d'une musique ? Des questions similaires affleurent dans l'article qui traite du Big Band de Matthew Herbert et de la couleur orchestrale dans le jazz ; Diederichsen s'y interroge sur les implications quasi politiques de notions très musicales comme le son, le travail sur le timbre d'un ensemble de jazz ou, surtout, la relation compliquée et instable entre l'expressivité liée aux phrases mélodiques et la couleur harmonique, au sens le plus large, du son global.

Sur cette question de la technique musicale et du politique, du reste, il ne se contente pas de regarder du côté du jazz ou de la pop music, mais traite aussi de la musique contemporaine à travers l'opéra de Helmut Lachenmann (La Petite fille aux allumettes), dont le concept de « musique concrète instrumentale » l'intéresse à plus d'un titre, notamment par sa potentialité radicale à renouveler les modes de représentation liés au musical. Il montre ainsi comment la froideur – catégorie qui peut s'avérer éminemment politique – est traitée musicalement tout au long de l'opéra et au passage aussi, non sans ironie, il décrit la façon dont y réagit le public d'habitués de l'opéra ; il soulève ainsi au fil de ses remarques de nombreuses questions sur les connexions entre, d'une part, texture et processus musicaux, de l'autre, réflexion et teneur politiques, dans une musique où parler de message au sens conventionnel du terme n'a guère de sens, mais où cependant la réflexion éthique s'insère dans l'esthétique. Enfin, il faut remarquer que deux articles au moins mettent au centre du débat la question de l'histoire et du temps. Le premier, à l'occasion d'une installation de Stan Douglas à la documenta IX, analyse les conditions grâce auxquelles peuvent être « authentiquement » ressentis dans le présent des événements qui appartiennent au passé, c'està- dire précisément lorsqu'ils font l'objet d'une reconstruction. Le second propose une réflexion développée au sujet du temps tel qu'il est élaboré par la répétition dans les musiques techno et hip hop. Diederichsen y oppose deux modes de fabrication dans lesquels il voit deux manières très différentes de se positionner face à l'histoire, de la nier ou de l'intégrer, à travers l'expérience de l'écoute.

On est frappé, à la lecture de l'ensemble de ces dix-huit textes, de voir à quel point les musiques que nous présente Diederichsen semblent avoir absorbé, au moins comme support, au plus par leur texture même, un nombre considérable de contenus sociaux ; dans leur diversité, et grâce à la puissance d'affect du musical, elles s'agencent à une multitude d'images, d'idées, de processus qu'elles transportent, configurent, déforment, mixent, et pour finir projettent à leur tour vers l'extérieur. Ce qui est également marquant dans ces textes, et qui en rend la lecture passionnante mais parfois difficile, c'est que Diederichsen ne manifeste aucune volonté de réduire les situations, évite de porter tout jugement péremptoire sur les objets qu'il analyse. Si, comme nous le pensons, il vise à expérimenter une lecture dialectique des musiques sur lesquelles il réfléchit, c'est en suivant les tensions et les contradictions propres aux objets qu'il approche, espérant ainsi faire jouer les forces qui y sont contenues et, ce faisant, en faire émerger la teneur dynamique. Trop habitués que nous sommes à une pensée réductrice et à des jugements binaires, nous pouvons être surpris par la démarche, mais elle s'avère bien plus fructueuse, en dépit d'un apparent désordre, que les discours simplistes si souvent rebattus sur la musique. Surtout, nous semble-t-il, par leur absence de jugement et l'ambivalence qui les caractérise, par l'ambiguïté de leur position, entre acceptation du monde et résistance au monde, de telles contributions s'avèrent épouser au plus près la situation dans laquelle se déploie et se débat la question de l'art (et de la musique) dans le monde d'aujourd'hui.

Enfin, l'une des choses importantes que nous rappelle leur auteur tient fondamentalement au caractère d'évidence refoulée que ces textes s'efforcent de ramener à la surface : lorsque nous sommes confrontés à une musique, quelle qu'elle soit, même si nous n'en avons pas toujours conscience, nous percevons toujours infiniment plus que des sons. Écouter, au sens musical du terme, veut dire entendre, même partiellement, cet infiniment plus.

Jean-Paul Olive
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