les presses du réel

Then and NowŒuvres d'Histoire

extrait
À trente-cinq ans de distance, Viet Flakes (film collage réalisé en 1965 par Carolee Schneemann à partir d'images de la guerre du Vietnam), Snows, Terminal Velocity (montage de photographies du 11-Septembre laissant apparaître des corps en chute depuis les tours du Worl Trade Center)... révèlent combien Schneemann, connue comme éclaireuse d'une première génération revendicatrice pour l'art des femmes, a également été le témoin attentif et engagé de l'actualité et des conflits de son époque. Alors que son apport plastique – l'interdisciplinarité singulière de son œuvre qui étend, dès le début des années 1960, les catégories de la peinture et de l'assemblage au théâtre et au cinéma avec le kinetic theater ou l'expanded cinema – a tôt fait d'elle une pionnière reconnue de la performance, du cinéma ou du multimédia, l'exposition au musée d'art contemporain de Rochechouart et ce livre qui l'accompagne sont parmi les premiers à revenir sur l'engagement constant de son œuvre vis-à-vis de l'Histoire en train de s'écrire.
Jeune peintre dans une scène new-yorkaise effervescente dans les années 60, Schneemann tentait alors d'étendre dans l'espace la gestualité de ses créations, principalement des tableaux-reliefs qu'elle composait avec énergie à l'aide d'éléments trouvés dans la mouvance néo-dadaïste de Robert Rauschenberg et en échos aux boîtes surréalistes de Joseph Cornell. La solution, elle la trouve en prolongeant son geste de peintre hors du cadre, comme en témoignent ses premières actions transformatives dans son atelier en 1963 où le résultat de l'acte de peindre et d'assembler sur son propre corps, qui remplace le support usuel, est immortalisé par la photographie. « Faire descendre ce nu de la toile » participe d'un acte plastique, celui de renouveler la peinture en faisant corps avec la matière et en lui conférant une nouvelle réalité de plain-pied avec le monde, mais aussi politique, parce qu'une femme reprenait à son compte l'histoire du nu féminin et tentait d'en conjurer de manière inédite les stéréotypes. À partir de là, Carolee Schneemann utilise la palette large du rapport charnel. Dès ses premiers happenings, elle développe une confrontation toute en tension entre le corps du performeur et de celui qui regarde, de l'ordre du corps-à-corps. En 1963 est donné sur la scène du Judson Theater de New York un premier événement où l'actualité sert de matière au sens propre puisque, dans Newspaper Event, sept danseurs font un usage sculptural de piles de papiers journaux. En 1964, sa performance de groupe Meat Joy est jouée en première à l'American Center à Paris à l'invitation de Jean-Jacques Lebel, qui y organise le premier Festival de la libre expression. Cette mise en scène orgiaque et dionysiaque, où des performeurs dénudés dansent avec des objets, de la peinture mais aussi des poulets ou des poissons, est un moment fondateur du body art et de la libération du corps et des mœurs. À partir de 1965, elle intègre des films à ses happenings où le corps des performeurs sert de relais aux images des films. Pour Snows, les pantomimes abstraites, et notamment les scènes d'abandon ou de lâcher-prise (la suspension à la corde, l'enveloppement de matières), sont le support intercesseur et expiatoire de la violence du conflit armé présente dans Viet Flakes.
[...] Car la grande question de la « peinture d'histoire », c'est-à-dire d'une forme artistique permettant moins d'illustrer que d'incarner l'Histoire au XXe et XXIe siècles, c'est comment représenter ce qui est inimaginable, irreprésentable, injustifiable. En effet, l'artiste doit conjurer les deux extrêmes qui caractérisent une époque du toutcommunication qui a connu avec la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, la bombe atomique etc., l'échec de la culture : à la fois l'impossibilité de l'image et le trop-plein d'images.
Annabelle Ténèze


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