les presses du réel

Gestes spéculatifs

extrait
D. Debaise et I. Stengers
Avant-propos
(p. 3-4)


Cet ouvrage fait suite à un colloque qui s'est tenu à Cerisy en 2013 à propos de ce que nous avions choisi de nommer des « Gestes spéculatifs ». Le terme « spéculatif » trouve aujourd'hui une nouvelle actualité ; il est devenu l'épithète d'une multiplicité de mouvements hétérogènes qui, à tort ou à raison, croient trouver en lui les promesses d'une pensée dégagée des interdits qui ont caractérisé la pensée moderne. Le constat qui a présidé à l'organisation de notre colloque est q ue cette actualité correspond à une crise généralisée de modes de pensée qui, d'une manière ou d'une autre, devaient leur autorité à une référence au progrès, à la rationalité, à l'universalité. Nous ne voulons certainement pas minimiser le caractère redoutable de cette crise, car on ne s'écarte pas sans danger de ce qui a servi de boussole à la pensée euro-américaine depuis qu'il est question de modernité. Cependant, cette crise nous paraît absolument nécessaire, car les modes de pensée qui dérivaient de ces mots d'ordre ont manifesté leur surdité à la nouveauté effective de cette époque marquée par la menace du désordre climatique, le saccage systématique de la terre, la difficulté d'entendre les voix qui nous engagent à penser devant le lien fort entre la modernité et les ravages de la colonisation.
Faudrait-il substituer aux catégories de la pensée moderne de nouvelles catégories qui, plus adéquates aux mutations auxquelles nous assistons, nous rendraient par là même capables de les penser ? Nous sommes convaincus qu'aucune nouvelle boussole philosophique ne fera ici l'affaire, qu'aucune théorie générale, tout terrain, ne guidera les réponses que demandent ces mutations. La crise de nos modes de pensée n'est pas seulement celle d'une philosophie qui trouvait dans ces catégories les conditions de possibilités de l'expérience en général, mais aussi celle des sciences humaines (dont la scientificité suppose de donner autorité aux états de choses factuels) et celle de la parole politique (démembrée entre pédagogie – dire ce qui « est » – et appel aux « valeurs »). En revanche, parler de « gestes spéculatifs », c'est, pour nous, mettre la pensée sous le signe d'un engagement par et pour un possible qu'il s'agit d'activer, de rendre perceptible dans le présent. Un tel engagement, par l'attention qu'il demande aux virtualités dont est chargée une situation en train de se faire, rejoint étrangement les formes du pragmatisme de William James. En effet, le sens de l'activation d'un possible tient à ses conséquences, à la vérification que constitue la modification du présent qu'elle peut entraîner. Ce qui implique, en retour, l'engagement spéculatif comme pensée des conséquences, et non utopie ou imaginaire projetés sur le présent. Il ne s'agit ni d'ignorer les faits, ni de leur donner autorité.
Mettre les gestes spéculatifs au pluriel désigne certes la pluralité des situations, mais aussi, et peut-être d'abord, la pluralité de ceux et celles sans lesquels les possibles qu'il s'agit d'activer seraient incapables de gagner consistance, de ne pas être seulement sentis, pensés ou imaginés, mais de faire penser, sentir ou imaginer. C'est grâce à la pluralité vivante du Groupe d'études constructivistes (GECo) que le colloque de Cerisy ne s'est pas réduit à la succession habituelle d'« exposés suivis de discussion » mais a réuni, tous les après-midi, l'ensemble des participants dans des ateliers préparés et animés par des chercheuses et chercheurs du GECo et d'autres qui leur sont proches. La forme écrite ne se prête pas à la restitution de l'expérience menée dans ces ateliers, mais les textes présentés ici, dont les auteurs ont été nourris par cette expérience, peuvent témoigner pour la réussite d'un possible dont la conception et la réalisation se sont apparentées à un « geste spéculatif ».


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