les presses du réel

A dessein, le dessinSuivi de « Derrida à l'improviste » par Ginette Michaud

extrait
Le trait différentiel – on y reviendra encore tout à l'heure, je pense –, c'est, naturellement, le trait apparemment visible qui sépare deux pleins, ou deux surfaces, ou deux couleurs, mais qui, en tant que trait différentiel, est ce qui permet toute identification et toute perception. Alors, le trait différentiel, métaphoriquement, ça peut désigner aussi bien ce qui, à l'intérieur de n'importe quel système, graphique ou non, graphique au sens courant ou non, institue des différences, par exemple dans un mot, dans une phrase – c'est la linguistique saussurienne –, le trait différentiel, le trait diacritique, c'est ce qui permet d'opposer le même et l'autre, l'autre et l'autre, et de distinguer. Mais le trait en tant que tel, lui-même en tant que trait différentiel, n'existe pas, n'a pas de plein. Si vous voulez, toute la pensée ou la théorie de la trace que j'avais essayé d'élaborer sans référence essentielle au dessin – encore que, dans De la grammatologie, la question du dessin chez Rousseau fut posée aussi –, néanmoins, au-delà du dessin proprement dit, la trace, ou le trait, désignerait – c'est en tout cas ce que j'ai essayé de montrer – la différence pure, la diacriticité, ce qui fait que quelque chose peut se déterminer par opposition à autre chose : l'intervalle, l'espacement, ce qui sépare. Et alors, ce qui sépare – l'intervalle, l'espacement – en lui-même n'est rien, n'est ni intelligible ni sensible, et en tant qu'il n'est rien, il n'est pas présent, il renvoie toujours à autre chose et, par conséquent, n'étant pas présent, il ne se donne pas à voir. Au fond, la plus grande généralité de la définition du trait, telle qu'elle m'a intéressé depuis longtemps, c'est qu'au fond il donne tout à voir, mais il ne se voit pas. Il donne à voir sans se donner lui-même à voir. Et donc le rapport au trait lui-même – au trait sans épaisseur, au trait absolument pur –, le rapport au trait lui-même est un rapport, une expérience d'aveuglement.
Alors, sur ce fond très général, j'ai été en plusieurs occasions amené, invité – et je dirais que c'est un trait de mon existence publique que d'avoir été très souvent invité en raison ou au lieu de mon incompétence – à parler de dessin, de peinture, de cinéma, d'architecture, précisément là où la compétence me faisait défaut. Donc, j'ai été amené, à l'occasion d'expositions – je pense à l'exposition de dessins de Titus-Carmel, à l'exposition de dessins d'Adami –, à écrire des choses sur le trait, sur ce que je percevais aveuglément du trait. J'ai été amené à le faire aussi à l'occasion de la publication des portraits et dessins d'Antonin Artaud – dont certains dessins de François Martin que j'ai vus tout à l'heure m'ont rappelé quelque chose – et, très récemment donc, à prendre la responsabilité redoutable d'une exposition de dessins au Louvre. Alors, si vous le voulez bien, je vais raconter un peu ce que fut cette expérience pour moi. Je sais que certains d'entre vous ont vu l'exposition, tous sans doute ne l'ont pas vue, et ceux qui l'ont vue me pardonneront d'être un peu redondant par rapport à ce qu'ils savent déjà.
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