les presses du réel

Conversation avec Lili Reynaud-Dewar, avant Ceci est ma maison, Magasin, Grenoble, 2012

extrait
(p. 5-7)


Yves Aupetitallot

Le titre de l'exposition retenu et le choix du visuel qui le figure signifient clairement l'importance du lieu, sa centralité dans le propos entre le lieu-domestique, le lieu-atelier de la production de l'œuvre et le lieu-institution où il est montré. Est-ce que nous pouvons parler d'une typologie qui vous serait propre et comment la qualifier dans sa relation au travail et à ses différentes modalités ?


Lili Reynaud-Dewar

Je distinguerais chez moi plusieurs manières de travailler et par conséquent plusieurs lieux (qui dans mon cas se combinent et correspondent en général à plusieurs étapes et parties d'une même œuvre).
Dans le texte écrit dans Petunia (1), je décris mon atelier comme étant aussi l'endroit où sont « stockées » la machine à laver le linge et les cannes à pêche de mon mari, ce qui est à la fois une réalité et une manière de porter un regard « de biais » sur la question féminité / domesticité / production artistique… J'aime qu'il y ait une perméabilité entre espace intime et domestique. C'est-à-dire que l'atelier soit un lieu à l'opposé des genres d'agences rationalisées de production de pièces comme savent les faire tourner certains artistes. Idéalement, c'est un lieu dans lequel mes livres et mes disques sont à portée de main, un lieu pour une certaine approximation dans la production des œuvres (je précise que si je suis aidée et entourée par de nombreux stagiaires et assistants, je ne délègue jamais la réalisation, et que j'accepte, conserve et intègre tout, même les « ratages »), qui sont assez bricolées et improvisées, plus proches de « props »(2) de théâtre que de sculptures tout à fait claires sur leur autonomie par rapport à un autre champ (en l'occurrence la performance, l'usage domestique, etc.). L'atelier, il faut que l'on puisse y manger, lire, dormir, etc.
Il y a aussi les lieux des tournages des vidéos et des performances (ou plutôt devrais-je les appeler « actions », car il s'agit en l'occurrence d'actions réalisées « en privé » et non dans les sphères publiques du centre d'art ou du musée, et dont la vidéo devient la restitution principale). En général, ces tournages sont très courts, jamais plus de deux trois jours, parfois une seule journée. Je ne dirige pas vraiment les performers et les di érents assistants et cameramen (avec lesquels je travaille depuis longtemps, et qui constituent une sorte de troupe, du moins un environnement familier), mais je choisis les endroits où nous travaillons ensemble pour leur propension à produire les conditions propices pour un tournage très court et productif, et éventuellement pour d'autres activités comme boire, faire l'amour, manger, parler. Les maisons sont en jeu (Cléda's Chairs), ou les hôtels (Inacurrencies), ou les théâtres (Four Walls Speaking of Revolt, Media & Beauty). Des espaces clos et ambigus entre espace privé et public.
Et puis, il y a l'institution (musée, centre d'art) dans laquelle je réalise souvent des œuvres « monumentales » qui sont en général détruites après l'exposition (comme à la Kunsthalle de Bâle, ou au CAPC de Bordeaux). Ce qui m'intéresse, plus que la monumentalité ou la question de l'in situ avec laquelle j'entretiens des rapports compliqués, est la possibilité de faire travailler l'institution au maximum pour moi, avec moi. Il s'agit, plutôt que de collaborer avec des agences de production indépendantes, basées sur un autre type de rapport – celui de la prestation pour aller vite – de collaborer avec toutes les personnes investies dans le fonctionnement de l'institution, de mettre à contribution leurs compétences, voire de surexploiter cette capacité que l'institution peut avoir à produire des œuvres de concert avec l'artiste et ce avec une histoire particulière : celle de ses expositions. C'est-à-dire qu'il me plaît aussi de m'adapter à ce qui est possible, ou à une forme de « tradition » comme au MAGASIN, où je réalise pour la première fois une peinture murale. C'est un mode de fonctionnement encore valide dans certaines institutions mais en passe de disparaître. Sans vouloir caricaturer à l'extrême ce genre de glissement, on voit bien comment la collaboration étroite entre l'artiste et l'institution est peu à peu escamotée au profit d'un système de production qui a tendance à penser les œuvres sur « le marché » dès l'ouverture de l'exposition dans une institution publique, à envisager l'institution elle-même comme le showroom des galeries, l'étape avant la présentation des œuvres sur un stand de foire.
J'aime l'idée de la dépense, de la perte, de la disparition de la pièce produite dans ces contextes institutionnels… Comme il est dit dans le communiqué de presse, ne restent que les traces d'une documentation photographique ad hoc, puisqu'ensuite d'autres artistes et d'autres projets viennent me succéder.
Parfois, le lieu de tournage et l'institution se confondent, c'est-à-dire que nous tournons juste avant l'ouverture dans le lieu d'exposition. Là encore, il s'agit d'être « locataire », ou du moins soumis à un genre de bail précaire, de faire un usage « maximum » du temps imparti pour le montage d'une exposition. C'est ce temps, entre l'exposition qui précède la mienne et la mienne, donc très limité, que je choisis comme mesure de la réalisation d'une nouvelle pièce.

(...)


1. Petunia est une revue féministe d'art contemporain et de divertissement, dirigée par Valérie Chartrain, Dorothée Dupuis et Lili Reynaud-Dewar.
2. Props : accessoires (au cinéma, au théâtre).
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