les presses du réel

AutresÊtre sauvage de Rousseau à nos jours

extrait
AUTRES, une exposition, un catalogue, ou comment ouvrir des espaces en commun
Élodie Kohler & Stéphane Sauzedde
(p. 9-11)


À quelques années de la Révolution Française, Jean-Jacques Rousseau, né en 1712, écrit : « La nature a fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable ». Il invente la figure du « Bon Sauvage », celui qui « vit en lui-même » (1), et produit un motif structurant pour la pensée occidentale, à la suite de ceux tirés des récits bibliques, des mythes et des légendes.
En 2012, alors qu'est célébré le tricentenaire de la naissance de Rousseau, la France traverse une période éminemment politique, pleine de débats et de polémiques, ce qu'aurait assurément goûté l'auteur du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. 2012, année politique donc, année rousseauiste par excellence, est aussi une année où la question de l'altérité a été posée de nombreuses fois – lors des discours politiques en France, certes, mais aussi parce que dans notre époque mondialisée et ouverte, époque tourbillonnante où des peuples s'organisent, se révoltent, développent leur économie ou leur territoire, cette question se pose avec une véritable intensité.
En France, cela s'est manifesté par plusieurs expositions inscrites dans la lignée des études post-coloniales, par exemple celle que le Quai Branly a consacrée aux « zoos humains » apparus à la fin du19e siècle (2), ou bien avec la Triennale d'art contemporain organisée par Okwui Enwezor pointant « l'intense proximité » des cultures et des artistes du monde (3). Creusant ce sillon, le Musée-Château d'Annecy accueille à son tour une exposition qui s'attaque à la question de l'altérité et déploie les tours et les détours du motif puissant qu'est le « sauvage ».
Mais cette exposition n'apparaît pas en 2012 uniquement parce qu'il s'agit d'une année politique et rousseauiste. La réflexion sur des liens entre identité et représentations est partagée par l'ESAAA et les musées de l'Agglomération d'Annecy depuis plusieurs années.

Depuis l'hiver 2009-2010, à l'ESAAA, un groupe d'artistes, de théoriciens et d'historiens de l'art, en lien avec le laboratoire CNRS LARHRA et l'Université de Grenoble, travaille sur « la pensée sauvage ». Dans le cadre de l'Unité de recherche de l'école d'art, des étudiants chercheurs et des jeunes artistes analysent et discutent les thèses développées par Claude Lévi-Strauss dans son ouvrage de 1962 (4), et ils produisent, en écho à ces discussions, qui des œuvres, qui des textes, qui encore des expositions. De son côté, le Musée-Château d'Annecy a axé son projet scientifique et culturel sur la question des regards : parce que les éclectiques collections du Musée sont le résultat d'une succession historique de regards, portés tant sur la région annécienne que sur des contrées plus lointaines. Et ce sont ces regards, ces regards distanciés et ces « regards éloignés » (5), comme leurs évolutions dans le temps qui sont présentés depuis près de deux ans au public du Musée.

Lorsque le travail de l'ESAAA a croisé Rousseau et les préoccupations du Musée-Château, est née en quelques jours l'idée de produire une ambitieuse exposition, diachronique, empruntant autant aux sciences naturelles qu'à l'art contemporain, à la philosophie qu'à l'histoire de l'art : une exposition qui s'enfonce dans l'histoire de nos représentations de l'Autre et propose de partager avec ses spectateurs les fruits de son enquête – du « bon sauvage » rousseauiste à la sauvagerie des deux guerres mondiales, de « l'homme sauvage » médiéval jusqu'aux « sauvageons » contemporains, d'Oviri, le sauvage solaire et édénique de Gauguin, jusqu'aux multiples sauvages désignés comme tels pour pouvoir être soumis et colonisés.

L'équipe du Musée-Château, accompagnée du philosophe Marc-Vincent Howlett, spécialiste de Rousseau (6), a ainsi dessiné le parcours de ce motif, depuis le Moyen Âge jusqu'aux guerres mondiales du 20e siècle. Les évolutions et les permanences dans les représentations montrent à quel point l'Europe a ressenti la nécessité de se créer un « Autre », un « Sauvage » en contrepoint de son identité conquérante. Ce sauvage, géographiquement, temporellement ou culturellement éloigné de « l'homme social » est décrit et représenté sous de nombreux traits tantôt inquiétant, effrayant et horrible tantôt séduisant, captivant et idéal, perpétuelle oscillation du regard entre deux visions extrêmes.

L'équipe de l'ESAAA, là aussi aidée de différentes façons par des collaborateurs extérieurs dont Judith Delfiner, historienne de l'art spécialiste de l'art américain des années 50 et des artistes wild & raw de la Beat Generation, a rassemblé des œuvres contemporaines montrant la puissance productive et affective de la « pensée sauvage ». Mais elle a également proposé de « tenir les murs » avec des œuvres qui, à la manière d'un puzzle, recomposent le cliché problématique qui sous-tend le qualificatif « sauvageons » appliqué à la jeunesse des quartiers périphériques des grandes villes... L'exposition qui en résulte est donc à la fois chronologique et thématique. Elle est profuse et complexe comme l'est son sujet. Mais elle est également spectaculaire et simple d'approche : nous avons tous en partage, pour le meilleur et pour le pire, des représentations construites de l'Autre, et il y a fort à parier que dans cette exposition, la plupart des visiteurs reconnaîtront d'abord leur propre regard.

Ainsi cette exposition comme le catalogue qui l'accompagne, souhaitent mettre en commun les éléments nécessaires à la compréhension, la distanciation et la déconstruction de ce « sauvage » que fabrique chaque époque. Il s'agit de produire un espace où les représentations sont mises en perspective, et, au moyen de l'art (dans l'exposition), et de l'écriture (dans le catalogue), de pointer et construire les problèmes qui vont avec ces représentations. Ainsi, l'ensemble du travail cherche à faire surgir les questions et à élaborer un espace de dialogue stimulant. Il veut produire un lieu et un temps pour pouvoir comprendre, débattre, analyser, argumenter, et au final modifier les représentations : n'est-ce pas par définition ceque doit faire toute entreprise artistique ?

Cette exposition et ce catalogue s'adressent donc à tous ceux qui souhaitent faire un travail de modification de leur regard. Ils ont été élaborés en ce sens par l'équipe du projet AUTRES, et, bien qu'appuyés sur une démarche à la fois radicale et spécialisée, artistique et scientifique, ils ont été pensés pour pouvoir être adressés au plus grand nombre – et mettre en commun des questions.
Les textes qui suivent sont donc des documents pour en savoir plus, un stock de connaissances qu'il est possible de s'approprier, mais aussi l'équivalent de portes d'entrée vers la complexité des questions. Le lecteur qui aura simplement passé une tête de l'autre côté de ces « portes » aura la sensation d'avoir visité une grande demeure dans sa totalité, et il en ressortira, c'est l'ambition de cet ouvrage, enrichi de l'expérience de la visite. Mais celui qui souhaitera séjourner dans les espaces ouverts derrière les portes, celui qui voudra approfondir l'expérience, la faire sienne ou la discuter, pourra facilement s'attarder, et en se reportant aux ouvrages conseillés par les textes, ou aux autres écrits des différents auteurs, il pourra visiter plus qu'une demeure : un territoire tout entier.

Que toute l'équipe de l'exposition comme du catalogue soit ici remerciée pour avoir élaboré ces espaces : autant de gestes en direction de l'autre, visiteur, lecteur, qui débarque en terres sauvages, ou mieux encore, qui devient lui-même un sauvage.


1 « Le sauvage vit en lui-même ; l'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence. Il n'est pas de mon sujet de montrer comment d'une telle disposition naît tant d'indifférence pour le bien et le mal, avec de si beaux discours de morale ; comment, tout se réduisant aux apparences, tout devient factice et joué ; honneur, amitié, vertu, et souvent jusqu'aux vices mêmes, dont on trouve enfin le secret de se glorifier ; comment, en un mot, demandant toujours aux autres ce que nous sommes et n'osant jamais nous interroger là-dessus nousmêmes, au milieu de tant de philosophie, d'humanité, de politesse et de maximes sublimes, nous n'avons qu'un extérieur trompeur et frivole, de l'honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plaisir sans bonheur. Il me suffit d'avoir prouvé que ce n'est point là l'état originel de l'homme et que c'est le seul esprit de la société et l'inégalité qu'elle engendre qui changent et altèrent ainsi toutes nos inclinations naturelles. » Extrait de la seconde partie du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755).
2 Exhibitions, l'invention du sauvage, Musée du Quai Branly, 29 novembre 2011 – 3 juin 2012.
3 Intense proximité, Triennale d'art contemporain de Paris, Palais de Tokyo et divers lieux, 20 avril–26 aout 2012.
4 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
5 L'expression « regard éloigné » a été empruntée à Rousseau par Lévi-Strauss, pour qualifier le regard qui se forme lorsque l'on croise l'altérité. Pour l'ethnologue, cette expression permet de représenter un non-dit, l'analyser et d'agir sur lui.
6 Marc-Vincent Howlett, Jean-Jacques Rousseau, l'homme qui croyait en l'homme, Paris, Gallimard, 1989.


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