les presses du réel
extrait
Texte de Jérôme Poggi
(extrait, p. 17-18)
© Analogues, l'auteur


« Le rêve ne pense ni ne calcule (…) : il se contente de transformer. »
Sigmund Freud, L'Interprétation des rêves (1900), Paris, Presses universitaires de France, 1967.
« Le vrai mystère du monde est son intelligibilité. »
Albert Einstein, « Physique et réalité », Journal of the Franklin Institute, Volume 221, Issue 3, 1936.
« La logique précède toute expérience. »
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993.
C'est à rebours que Kees Visser nous invite à porter un regard rétrospectif sur son travail, en partant de l'œuvre la plus récente, qu'il a précisément produite en réponse à l'invitation du musée Matisse de revenir sur près de quarante ans de sa carrière d'artiste. Laissant à l'historien de l'art le soin de mettre en perspective ses œuvres et leur histoire, Kees Visser a d'abord réagi en peintre à l'exercice rétrospectif, privilégiant un mode introspectif avant tout. Soit donc trois peintures monochromes — rouge, bleue et verte — formant triptyque, désignées par trois lettres composant elles-mêmes un titre : FEW. Les formats sont grands et les proportions inhabituelles (132 x 220 cm), à l'échelle de l'artiste peignant à bout de bras ces grandes feuilles de papier contrecollées, posées à l'horizontale sur une table de travail. À l'inverse de l'homme de Vitruve s'inscrivant dans un cercle, c'est autour du tableau que le peintre tourne, la main chargée de peinture, contenant la couleur et le geste répétitif dans ces grandes formes rectangulaires légèrement biaisées caractéristiques de son travail. Au-delà de leur apparente radicalité monochrome et du minimalisme de leur forme, c'est bien autre chose que ces vastes surfaces de couleurs recèlent dans leur profondeur. Certes, Kees Visser est un artiste sinon conceptuel, du moins systématique, qui a élaboré au cours des dix-sept dernières années une méthode rigoureuse déterminant strictement les combinaisons de formes et de couleurs dont il peint ses tableaux. Consignée dans un catalogue raisonné qu'il tient à jour depuis 1992, chaque série de trente-deux formes est intitulée d'une lettre de l'alphabet. F, E, W désignent ainsi les trois séries desquelles les formes empruntées relèvent : les peintures bleue et rouge appartiennent respectivement aux séries E et F (séries créées en 2002-2003), tandis que la peinture verte est la première de la série W que Kees Visser a créée spécifiquement pour ce projet. Voilà pour la méthode. Mais au-delà de ce cadre strict et rigoureux, s'exerce une liberté conquise par l'artiste à l'intérieur même du système logique qu'il a élaboré. Et c'est ici à une expérience de peinture — sensible et intuitive — que Kees Visser se prête pleinement. Il faut regarder FEW avec les yeux, plus encore qu'avec la tête, et voir dans ce triptyque non pas seulement trois couleurs primaires se répondant dans des rectangles, mais bien plutôt trois figures — au sens propre et au sens « figuré » justement —, se côtoyant, singulières et isolées dans leurs marges blanches, parallèles mais légèrement biaisées, s'attirant ou se rétractant, se mêlant dans l'œil du spectateur comme dans les grandes peintures blanches que l'artiste a intercalées entre elles. Plus que des figures géométriques ou des figures de style, ce sont des figures de proue qu'incarnent ces peintures derrière lesquelles se cachent, sinon des images, peut-être des visages… Il ne faut pas craindre d'aborder subjectivement l'œuvre de Kees Visser. Il nous y encourage luimême quand il intitule par exemple son dernier livre d'artiste, forM, jouant sur les mots et avec l'imaginaire du lecteur, mis dans le secret d'une intentionnalité révélée. Les œuvres de l'artiste prennent donc parfois plus la forme d'un hommage que d'un rectangle. C'est d'ailleurs le cas avec FEW qui cache derrière ces trois lettres un hommage à trois figures du xxe siècle : Freud, Einstein, Wittgenstein. Rouge, bleu, vert. De la logique de l'un à l'irrationnel de l'autre en passant par le relativisme du troisième, ces références disent la complexité de l'héritage intellectuel dont Kees Visser est nourri. Le langage et la logique occupent une place centrale dans son projet, mais la physique des choses autant que leur interprétation sensible et émotive sont également constitutives de son œuvre, aussi nuancée que les couleurs qui la dépeignent. Le bleu de Einstein est ainsi le mélange d'un outremer tirant précisément vers le rouge et d'un cyan légèrement vert, les deux couleurs se tempérant dans les mêmes proportions pour obtenir ce bleu aussi sombre qu'éclatant, sidéral. Le vert de Wittgenstein est, quant à lui, le « très étrange mélange » d'un jaune de Nickel Azo aux propriétés densimétriques étonnantes — passant d'un jaune lumineux à un ocre profond quand il s'ajoute à lui-même — et d'un vert manganèse, très bleu presque turquoise. Le rouge, s'il est affecté à la figure freudienne, est moins passionné qu'il n'y paraît derrière son Cadmium rouge foncé dominant auquel s'ajoutent un carmin et un quinacridone violet.

Ainsi en est-il de l'œuvre de Kees Visser, construite dans la nuance au cours des quarante dernières années, croisant les références, brouillant les repères, multipliant les expériences, pour suivre un chemin singulier, loin des écoles et des mouvements artistiques dont il a pourtant été un observateur attentif.

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