les presses du réel

Le rayonnement du corps noir

extrait
Préface
Marc-Olivier Wahler
(p. 7)


Je regarde souvent les films en coupant le son. Ou inversement, je coupe l'image et écoute le son. Dans les deux cas, le film n'est plus là pour lui-même. Il devient une simple surface de projection, un outil de transition. Je n'essaie même pas d'imaginer un nouveau scénario. Inutile de chasser une histoire au profit d'une autre. Ce qui compte, c'est le glissement presque instantané d'un scénario à un autre, qui se plie et se dilate au gré des variations sonores ou visuelles.

Le film comme une rumeur.

C'est ce qui vient à l'esprit lorsqu'on aborde les travaux de Laurent Grasso. Impossible de concentrer le regard sur un quelconque point fixe, celui-ci se délite constamment sous l'effet d'un travelling permanent. Un nuage envahit les rues, un drone tourne autour de footballeurs immobiles, un paysage est traversé à la vitesse d'un vol de faucon.

Le sujet est donné mais se dérobe obstinément, comme la rumeur d'une foule. Ce sentiment se renforce lorsque l'artiste extirpe le sujet hors de son cadre cinématographique. HAARP, programme américain de recherches sur l'ionisation des hautes couches de l'atmosphère, est d'abord un travail vidéo, une incursion dans ce fameux champ d'antennes soupçonné de dérégler le climat et d'influencer les comportements humains. Lorsque l'artiste recrée à l'identique cette forêt d'antennes, le sujet n'est plus une matière en transition. Il devient palpable, immobile, prêt à l'étude. Donc prêt à endosser tous les pouvoirs que la rumeur lui prêtera.

Le sujet est donné, il semble ancré dans notre réalité comme un point fixe dans le temps et l'espace, or il n'est qu'un leurre. Un point fixe n'est qu'une illusion, on le sait depuis longtemps (« Il n'y a pas de point fixe dans l'univers », énonçait Einstein), mais on le tient généralement pour une illusion salutaire, histoire de ne pas sombrer dans la schizophrénie. C'est une évidence, le monde ne peut apparaître comme une suite de points formant des lignes. Il se manifeste par des effets tangents et des différentiels de vitesse. Il traite de liaisons et traverse les strates.

En un travelling permanent, à la vitesse d'un vol de faucon.

Cet ouvrage s'articule autour d'œuvres de Laurent Grasso dont le tissu de référence est resté en quelque sorte hors champ. Une voix off les réactive et devient la bande sonore d'un projet éditorial qui, comme tous les travaux de l'artiste, s'aborde comme une matière en constante transition.
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