les presses du réel

My Tongue in your Cheek

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Dangereux de se pencher au-dedans
par Christine Macel

Depuis près de quinze ans, Kendell Geers développe une œuvre polymorphe où les objets, les installations, les œuvres vidéo récentes réutilisant des films existants, apparaissent indissociables de ses textes critiques ou de ses performances. L'une des premières a d'ailleurs consisté à changer sa date de naissance en « mai 1968 », sans autre forme concrète que cette chaîne portée par l'artiste qui sera mise aux enchères après sa mort — Title Withheld, (may 1968). 1968 constitue en effet une date programmatique pour Kendell Geers, parce que les étudiants engageaient une révolution, que disparaissait Marcel Duchamp, et que venait d'être publié La Société du spectacle de Guy Debord. comme s'il souhaitait ainsi dire que sa propre vie était placée sous le signe de la rébellion, de la poursuite de l'art au-delà d'un art assujetti à sa propre philosophie et du développement d'une pensée critique sur l'histoire contemporaine, malgré les risques qu'il pouvait encourir alors en tant que Sud-Africain blanc, en lutte contre le mouvement de l'apartheid.

Son œuvre s'est, à ses débuts, inscrite de facto dans le contexte de la société sud-africaine en prise avec l'horreur de l'apartheid, de manière aiguë jusqu'à la libération de Nelson Mandela en 1990 et jusqu'à aujourd'hui encore où le gouvernement de Mbeki n'a pas su rétablir les équilibres. Kendell Geers, dont l'œuvre comme l'activisme politique, en ont fait une figure essentielle de l'art en Afrique du Sud, jusqu'à ce qu'il s'installe en Europe, a effectivement irrigué son travail de la violence quotidienne d'un pays où les industries de vitrage blindé et de systèmes de sécurité électroniques ont les moyens de faire leur publicité en format quatre par trois. Ce positionnement critique, manifeste à la fois dans son œuvre et dans son engagement écrit de type journalistique, n'a cependant jamais été basé sur une vision binaire qui renverrait le bon contre le méchant, mais sur une mise en doute répétée des principes de bien et de mal, et sur l'affirmation de leur possible réversibilité. L'œuvre de Geers s'est ingéniée à troubler les catégories morales, à instiller l'incertitude, à considérer le mensonge aussi comme une vérité, dans une esthétique du simulacre qui s'avère autant redevable à la pensée de Jean Baudrillard qu'aux préceptes de Friedrich Nietzsche — philosophes dont Geers se réclame et qu'il « remercie » parmi d'autres dans son premier catalogue Argot. [1995, Chalkham Hill Press (épuisé, 500 exemplaires dont 30 signés avec multiples)]

Par ailleurs, loin de demeurer centrée sur des problématiques uniquement morales ou politiques, l'œuvre de Geers, et ce dès ses débuts, a toujours lié son implication éthique à une réflexion avertie sur la modernité, en réfléchissant au lieu et au contexte de l'art, à ses modes d'exposition, en critiquant par exemple insidieusement le White Cube. Que l'on songe à T.W. (Virus), un cube vide entouré — on pourrait même dire embaumé — d'un ruban en plastique rayé de chevrons rouges et blancs, qui en bloque l'accès tout en affirmant son aspect mortifère et sa dangerosité. L'œuvre de Geers a entériné les relations critiques que les artistes ont développé entre leur œuvre et son contexte depuis les années 1960, tout en poursuivant cette réflexion à travers une critique radicale de l'institution artistique et de ses acteurs. L'œuvre réalisée par Geers dans le cadre du projet Tokyo TV, produit par le Palais de Tokyo, illustre à point nommé cette ironie provocatrice. Le film réalisé est un remake d'une œuvre de Marina Abramovic et Ulay, se giflant mutuellement, appliqué aux deux directeurs de l'institution qui ont commandité le projet.

Au-delà de ces enjeux qui sont d'ailleurs les plus fréquemment discutés par la critique, Geers prolonge ses engagements politiques et esthétiques par une mise en œuvre d'autres préoccupations, liées au plus intime du psychisme humain. Son œuvre se positionne en effet autour de notions telles que la pulsion et le désir, affirmant la réversibilité de l'horreur et de l'extase, et confirmant le lien intime qu'entretiennent violence et érotisme, en écho à la pensée des surréalistes et de Georges Bataille — autre écrivain et philosophe « remercié » dans Argot. La mise en forme de ses œuvres, notamment les installations vidéo, se caractérisent d'ailleurs souvent, à travers une image indissociable de l'environnement sonore, par un mouvement de charge et de décharge, qui accompagne les intrications entre des notions apparemment opposées.

Souvent présenté comme con artist, salué comme l'un des artistes les plus engagés politiquement par la critique qui se félicite ainsi elle-même de célébrer un artiste « engagé », Kendell Geers mène ainsi une œuvre qui va en fait bien au-delà du contexte où son art est né, celui de la lutte anti-apartheid par un Afrikaner porteur d'une ineffaçable culpabilité [Guilty est le titre d'une action réalisée par Kendell Geers au Fort Klapperkop de Prétoria, 1998] dont il joue, et qui consiste à dénoncer avec un humour souvent « noir », avec un goût certain de la provocation, le contexte de l'art et son éloignement paradoxal de ce qui devrait être ses enjeux. Mais elle s'inscrit plus globalement dans la vie même, dans ses éclats et ses parts d'ombre, dans cette « beauté-dangereuse » que Kendell Geers recherche dans ses expériences personnelles et qu'il place bien « avant l'art » [entretien, in Frame, mars-avril 2001]. Il faut préférer la vie à toute autre valeur, quitte à risquer l'effondrement ou le court-circuit [« En tant qu'artiste, j'essaie d'aborder la vie avec vigueur, voire bellicosité, de la vivre d'une façon extrême; le fruit de cette expérience devient art. Je suis certain qu'un jour, mon art — ou moi — ira trop loin et que j'en mourrai. À cause d'une œuvre appelé Guilty, je figure déjà sur la liste des victimes désignés d'un groupe néo-nazi d'Afrique du Sud. Mais ma mort sera peut-être plus banale qu'héroïque, due à un simple accident technique, ou parce que je me serais électrocuté ». Kendell Geers, in « L'œuvre Phénix, entretien avec Christine Macel », Artpress, n°257, p. 32].
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