les presses du réel

Fluxus DixitUne anthologie

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Entretien avec George Maciunas, Larry Miller, 24 mars 1978 (p. 48-75)
Cette interview de George Maciunas par Larry Miller est antérieur de quelques semaines à sa mort, survenue le 9 mai 1978. Maciunas, qui a toute sa vie été d'une santé fragile, est atteint d'un cancer ; lors cet entretien, il est alité chez lui.
Larry Miller est entré en contact avec Fluxus en 1970, lors du
Flux Show / Flux Sports / Flux Mass qui s'est déroulé au Douglass College de New Brunswick, du 16 au 20 février.
Loin du radicalisme politique et anti-artistique revendiqué dans les années soixante, Maciunas insiste ici d'abord sur le rôle de l'humour dans Fluxus. Il manifeste aussi son attachement à quelques grands principes comme le « concrétisme », le « fonctionnalisme » et à une position esthétique que l'on peut rapprocher du formalisme en art : le sujet de l'œuvre doit se porter sur sa forme. Un formalisme compris ici comme un exercice de tautologie humoristique.
Larry Miller : Ce dont je voulais surtout parler était le graphique (1). J'ai noté en particulier certaines choses sur lesquelles je voudrais t'interroger, des questions spécifiques sur le graphique.
George Maciunas : Peut-être que je devrais en décrire la construction générale.
LM : OK.
GM : Alors tu vois, ce graphique n'est que la continuation d'autres graphiques que j'ai réalisés par le passé pour d'autres histoires et fondamentalement, ce graphique – regarde la grille verticale, euh – horizontale, OK. Sur la ligne verticale, il y a les années et la disposition horizontale montre les styles. Ainsi tu peux pointer sur la charte n'importe quelle activité, la déterminer exactement avec cette grille du temps et des styles. Maintenant cela peut être aussi le temps et la situation ; par exemple, j'ai fait des graphiques qui montrent, verticalement, le temps et, horizontalement, la localisation géographique. De cette manière, pour n'importe quelle activité dans le passé, on peut exactement situer où et quand elle a eu lieu. Mais pour ce graphique, j'ai choisi le style plutôt que la localisation, parce que le style est ainsi non localisé, surtout en raison des déplacements de John Cage. Ainsi, tu peux appeler l'ensemble du graphique « Les Voyages de John », comme tu dirais « Les Voyages de St. Paul », tu vois ? Où qu'il soit allé, John Cage a laissé derrière lui des petits groupes John Cage, certains admettant son influence, d'autres non. Mais le fait est là, que ces groupes se sont formés après ses visites. Cela apparaît très clairement sur le graphique.
LM : Qui commence quand ?
GM : Oh, il commence vers 1948. En France, il s'y est rendu de 1946 à 1948 et a rencontré Boulez, Schaeffer, et en 1948, c'est certain, Schaeffer a commencé un atelier de musique concrète et électronique sans reconnaître sa dette envers John Cage, bien sûr. Puis il s'est rendu en Italie, puis à Darmstadt, à Cologne et dans chaque lieu où il se rendait, apparaissait un petit groupe ou un studio, généralement de musique électronique. Mais à cette époque son influence portait surtout sur la musique concrète. Autrement dit, utilisant des fragments variés de sons de la vie quotidienne pour faire une nouvelle musique. Parce que sa première composition de musique concrète date de 1939.
LM : Cage.
GM : Cage, c'est ça. Donc quand les Français arrivent en 1948 et disent qu'ils ont inventé la musique concrète, c'est juste du flan.
LM : Est-ce que je peux faire un commentaire, te rappeler une chose ? Rappelle-toi quand je suis allé voir Cage pour l'interroger sur ses éditions ?
GM : Oui.
LM : Il a dit qu'ils étaient particulièrement attachés à cette expression, ce terme de « musique concrète », et que lui ne s'en souciait pas.
GM : Eh bien, il est seulement très tolérant. Il est très tolérant même envers les gens qui n'ont fait que le copier directement, le plagier, sans le remercier. Il est ce genre de personne, il est seulement super tolérant. Le fait est que, tu sais, tout le monde, de droite et de gauche, l'a pillé. Bon, mais ça ne veut pas dire qu'il n'a pas été influencé en retour par d'autres. Le graphique, par conséquent, commence par ce qui a influencé Cage. Cage est résolument la figure centrale du graphique.
LM : Ouais ?
GM : Tu pourrais appeler ce graphique, le graphique de Cage. Pas le graphique de Fluxus, mais celui de Cage.
LM : Bon, peut-être nous pourrions poursuivre si tu …
GM : Tu commences donc d'abord par des surfaces, les mouvements qui l'ont influencé et c'est très clairement souligné ici. Nous avons l'idée d'indétermination, de simultanéité, de concrétisme et de bruit qui vient du Futurisme, du théâtre, comme la musique futuriste de Russolo. Puis nous avons l'idée de ready-made et d'art concept qui vient de Marcel Duchamp. OK, nous avons l'idée de collage et de concrétisme qui vient des dadaïstes. Là, tu vois qu'ils apparaissent tous sur le graphique et comment ils convergent tous vers John Cage avec son piano préparé, qui est vraiment un collage de sons.
LM : 1938 ?
GM : 1938, oui. Et sa musique concrète, qui est de 1939. Puis tous ses voyages sont indiqués. En attendant, il y a un intérêt parallèle sur le graphique, qui est tout ce que j'appellerais « happenings » ou « actions », auxquels deux personnes ont contribués : John Cage encore, en 1952, date de son premier happening, et la même année Georges Mathieu fait aussi son premier happening, appelé La Bataille de Bouvines. D'ailleurs, il est intéressant de noter que Mathieu est allé au Japon, a fait son action et a lancé le groupe Gutai. Georges Mathieu a joué un rôle décisif dans les débuts du groupe Gutai.
LM : Je ne connais pas son travail aussi bien que celui des autres. Décris-moi quelque chose que…
GM : Il a fait une action de peinture, comme un happening.
LM : Pas comme Pollock.
GM : Non, non… C'était une performance théâtrale, plus comme Yves Klein.
LM : Comme les nus bleus de Klein ? Le groupe Gutai était-il celui qui tirait des balles sur les peintures ?
GM : Ouais.
LM : Qui explosaient…
GM : De toute façon, c'était quelque chose que Mathieu aurait pu faire. Donc Gutai était très proche de Georges Mathieu, au sens où il faisait des peintures comme des actions, beaucoup plus que Pollock. Et tu sais, pas comme Yves Klein. Le graphique ne montre pas la contribution d'Yves Klein et c'est là qu'il doit encore être ajouté, c'est là où le graphique n'est pas complet. On doit donner plus d'importance à Yves Klein dans les années soixante, ce qu'il n'a pas. L'autre figure importante est celle de Joseph Cornell, à partir de 1932. Là, son influence est liée en quelque sorte aux surréalistes et on peut voir comment elle a touché beaucoup George Brecht et Bob Watts, particulièrement George Brecht. Là, avec ces influences fondamentales de l'Action Painting, de Mathieu et des premiers happenings de John Cage – et de tout John Cage en général – tout ce qu'il fait dans les années cinquante, plus Joseph Cornell, plus une petite influence indiquée ici d'Ann Halprin, appelée « activités et tâches naturelles ».
LM : En quoi consiste-t-elle ?
GM : C'était en Californie. Elle a eu beaucoup d'influence sur des gens comme James Waring, Bob Morris, Simone Morris, La Monte Young et Walter De Maria.
LM : C'était purement de la danse ?
GM : Non, non. C'était seulement ce que cela dit : « activités et tâches naturelles ».
LM : En d'autres termes, l'application…
GM : […] découlant de cette tradition, mais tu ne peux pas appeler ça de la danse. C'était comme des gestes très naturels, tu sais, comme marcher.
LM : Je vois. Des choses physiques qui sont hors de ce que l'on considère habituellement comme de la danse, seulement des activités physiques.
GM : Ouais, comme marcher en rond.
LM : Comme un geste ready-made.
GM : Ouais, exactement. Ainsi, toutes les courtes compositions de La Monte Young de 1960, tu peux en partie en donner le crédit aux activités naturelles d'Ann Halprin. Disons que le public est assis sur scène et ne fait rien. OK ? C'est une activité naturelle, ce n'est pas de la danse. Maintenant nous arrivons au milieu du graphique. Non, pas au milieu, mais au premier quart. En 1959, cela s'accélère. Peut-être parce que John Cage ouvre un cours et voit tous ces gens venir à son cours. Ainsi, les dénommés Nouveaux Réalistes en France deviennent très actifs, plus Ben Vautier qui devient très actif. Donc 1959 est une année marquante. Nous avons Nam June Paik qui joue sa première composition, Vostell qui fait sa première composition, Allan Kaprow qui montre ses premiers happenings, Dick Higgins et Yves Klein. Bon, il était présent auparavant, mais il culmina, disons, à ce moment-là. Ben Vautier qui fait ses compositions en signant… tout : les continents, la paix, la famine, la guerre, le bruit, la fin du monde et surtout des sculptures humaines. C'est quelque chose d'important à savoir, parce que plus tard Manzoni l'a copié. Les gestes… ses premiers gestes sont apparus en 1959, et non en 1969 avec Acconci et des gens comme ça. Et nous avons les premiers timbres postaux de Bob Watts, beaucoup de partitions de musique écrites sur cartes comme celles de George Brecht et le premier « concept art » d'Henry Flynt. Puis on en vient à 1960. Et Fluxus arrive en 1961, fin 61. En fait, il faudrait dire officiellement début 62. Parce qu'en 61, j'avais une galerie qui faisait tout ce que fera Fluxus plus tard, mais n'en utilisait pas le nom.
LM : C'était la galerie AG ?
GM : Exact. Et La Monte Young avait une série du même genre, avec le même genre d'événements, à l'atelier de Yoko Ono, Chambers Street, ainsi que le graphique le montre, en donnant le programme complet de ce qui a été joué.
LM : Le loft de Yoko… Quelle est la date ici ? C'était avant Wiesbaden ?
GM : Oh, absolument. C'était en 1960, 1961.
LM : Oh, donc c'est l'année d'avant.
GM : C'est 61, tout comme la galerie AG c'était 61.
LM : N'était-ce pas l'automne 61, oui, la galerie AG ?
GM : Hiver 61.
LM : Que faisais-tu avant de commencer la galerie AG ? C'est la première fois que tu apparais.
GM : La raison pour laquelle je suis entré en contact avec tous ces gens est que je fréquentais la classe de Maxfield. Regarde, après John Cage… John Cage a donné un cours pendant un an dans la New School. La seconde année, Richard Maxfield a fait un cours en musique électronique et là, j'ai rencontré La Monte Young qui suivait la même classe, tu sais. Donc je me suis intéressé à ce que faisait La Monte. Il me présenta d'autres gens et c'est ainsi que nous avons mis au point tout le programme à la galerie AG et pendant ce temps, il avait monté ce programme à la galerie… loft, de Yoko. Donc nous avons l'AG et le loft de Yoko plus ou moins en même temps. Les programmes étaient légèrement différents mais pas tant que ça, puisque nous montrions tous deux Jackson Mac Low, tous deux Bob Morris et La Monte Young. Mais nous n'aurions pas montré les mêmes compositions, que nous aurions… À l'AG, nous eûmes deux compositions de La Monte Young, la n°3 et la n°7, et dans le loft de Yoko, c'étaient toutes celles de 1961, tu sais : « Tirer un trait droit ». Et Henry Flynt donna un concert dans le loft de Yoko mais une conférence à la galerie AG. Ainsi nous étions là un peu différents.
LM : Ils étaient en concurrence, ces…
GM : Exact.
LM : C'est là que tu as fait la connaissance de Yoko Ono ?
GM : Ouais, et de tous les autres. Bon, Dick Higgins ; Richard Maxfield, bien sûr, je l'avais rencontré avant, à l'école.
LM : Ouais. Est-ce que je peux revenir là-dessus une minute ? As-tu assisté à des cours de John Cage à la New School ?
GM : Non.
LM : Mais à celui de Richard Maxfield, tu y étais. Et c'est là où tu as établi vraiment tous les contacts.
GM : Exact. Tu vois, je me suis d'abord intéressé à la musique électronique.
LM : Est-ce que tu composais alors ?
GM : Ouais, j'ai fait quelques compositions.
LM : Est-ce qu'elles existent encore ?
GM : Non, elles n'existent plus.
LM : Pourquoi ?
GM : Je ne sais pas ce qu'elles sont devenues.
LM : Ah.
GM : Alors en 1962, je suis venu en Europe et l'objectif était de continuer… Oh, avant que j'aille en Europe, nous avons publié, ou du moins avons assemblé, l'Anthology de La Monte Young, ce livre, tu sais, le livre rouge.
LM : Je l'ai là.
GM : Bien. Donc. Nous ne pouvions y inclure tout ce que nous avions rassemblé, tout le matériel que nous avions assemblé jusqu'alors, il n'y a rien de Bob Watts et tu sais qu'il y a très peu de choses de George Brecht, et alors j'ai pensé que j'allais continuer et faire une autre publication avec toutes les compositions qui n'étaient pas incluses dans An Anthology. Des compositions plus ou moins nouvelles. Mais la réalisation d'une seconde Anthology n'intéressait pas La Monte Young. Donc l'objectif initial était seulement d'en faire une autre, comme une seconde anthologie sauf que, graphiquement, elle aurait été plus, euh, moins conventionnelle que la première, ce qui veut dire que des objets auraient été inclus et tu sais, avec un autre type de présentation. Alors a vraiment germé l'idée de faire un livre avec des enveloppes attachées et avec des objets dans les enveloppes. Tu vois, nous avions déjà quelques objets dans la première Anthology, tu sais, comme les trous faits à la machine de Dieter Roth, des choses comme ça. Une petite enveloppe avec une carte de La Monte, une autre avec une lettre, tu sais, donc des choses comme ça. Des cartes qui devaient être découpées.
LM : Alors, tu as fait la maquette de ce livre.
GM : Ouais, j'en ai fait la maquette.
LM : Et il fut édité par… assemblé…
GM : Par La Monte Young et Jackson Mac Low.
LM : Alors ils suggérèrent la… est-ce que ce fut ta première publication, la première publication Fluxus, la seconde dont tu parles ?
GM : La seconde allait devenir la première publication Fluxus, mais il a fallu quelques années pour qu'elle voie le jour. Pendant ce temps-là, nous le croyions, nous allions faire des concerts, ce qui était plus facile que de publier et allait nous faire une sorte de publicité comme les publications. Peut-être alors trouverions-nous des gens désirant acheter des publications, parce qu'au départ nous ne pouvions pas vendre An Anthology non plus, tu sais, alors elle restait entassée dans un entrepôt. L'idée fut donc de donner des concerts, comme un coup publicitaire pour vendre tout ce que nous allions publier ou produire. C'est ainsi que la série de Wiesbaden arriva et ce fut la première fois que cela s'appela un festival Fluxus, et c'était l'automne de…
LM : Septembre 62, n'est-ce pas ?
GM : Exact. Ouais, septembre 62. Et…
LM : Est-ce que ça s'appelait Fluxus à l'époque ?
GM : Ouais. Ça s'appelait un festival Fluxus.
LM : C'est l'occasion pour moi alors de…
GM : Il y eut quatorze concerts à la suite.
LM : Je voudrais t'interroger sur le nom de Fluxus, je veux dire, d'où est-ce qu'il vient ?
GM : Il vient de l'époque où nous étions encore à New York en train de penser à la manière d'intituler la nouvelle publication.
LM : Tu dis « nous », tu veux dire toi et La Monte.
GM : Non, La Monte, en quelque sorte, ne s'en souciait pas et c'était surtout moi et mon associé à la galerie, parce qu'il voulait peut-être nommer la galerie comme ça ou autrement. Puis la galerie a fait faillite et cela n'a plus eu d'importance ; il laissa tomber et donc sortit du tableau.
LM : Ce n'était pas un artiste.
GM : Non. Donc fondamentalement ce fut moi seul qui, en définitive, décidai que nous allions lui donner ce nom et la raison en était les significations variées qu'en donne le dictionnaire, tu sais, donc c'est comme s'il avait des significations très larges, de nombreuses significations, des espèces de significations très drôles. De toute façon, personne ne semblait se soucier de la manière dont nous l'appellerions parce qu'il n'y a pas eu de réunion formelle, ni de groupe ni quoi que ce soit.
LM : Le nom était censé se référer tout d'abord à…
GM : Seulement une publication.
LM : Une publication intitulée…
GM : Fluxus, et c'est ça, ça devait être comme un livre, c'est tout.
LM : Pensais-tu à Fluxus alors… Tu ne le considérais pas au début de la manière dont, en quelque sorte, il est devenu connu maintenant, Fluxus comme une espèce de…
GM : Comme un mouvement ?
LM : De tribune… non ?
GM : Non. C'était seulement le nom d'un livre, la deuxième anthologie… Mais alors, après avoir commencé à faire des concerts, nous avons commencé aussi à avoir de petites expositions, et c'est ainsi que nous avons commencé à faire des objets, destinés à être des sortes de multiples, tu sais, produits en masse. C'était avant que le Yearbook [recueil annuel] ne sorte, le premier Flux Yearbook. C'était deux ans avant que le recueil annuel ne sorte ; bon, as-tu la seconde partie du graphique ?
LM : La seconde partie est pliée là-bas.
GM : Non, pas du tout, elle manque.
LM : Celle-ci ne va que jusqu'en 1962, je veux dire, plutôt…
GM : Ouais, c'est ça que je veux dire. Elle va jusqu'en 1964.
LM : Tu sais, tu ne m'as jamais donné la seconde partie.
GM : D'accord, je dois me la remémorer. Maintenant, autour de 64, ou à peu près, nous avons fait en définitive la seconde Yearbox [boîte annuelle] ; sorti en premier, c'est l'assemblage d'enveloppes, et nous n'avons rien vendu. Peut-être en avons-nous vendu deux ou un exemplaire. Elles étaient vendues alors, je pense, à 20 ou 30 dollars chacune. Maintenant, elles sont vendues à 250 dollars. Ah, ah !
LM : C'est la boîte annuelle.
GM : Ouais.
LM : C'est celle avec la petite…
GM : Avec les enveloppes.
LM : Je ne crois pas l'avoir. Dans celle que j'ai, il y a des films et…
GM : C'est la seconde Yearbox. La première c'est l'assemblage d'enveloppes.
LM : Oh, Barbara a l'une d'entre elles à Backworks (2).
GM : Ouais.
LM : C'est celle avec les boulons métalliques traversant le…
GM : Exact. Et alors le contenu est en accordéon, il ne fait que tomber et se répandre tout le temps.
LM : Ouais. Y a-t-il, est-ce que cette édition est épuisée, tous les ingrédients dispersés ?
GM : Non, il y en a encore… De temps à autre, j'en assemble une ou deux.
LM : Ouais ?
GM : Ça prend beaucoup de temps pour les assembler.
LM : Qu'est-ce que je peux échanger pour l'une d'entre elles ?
GM : Eh bien…
LM : Te porter sur mon dos jusqu'en Jamaïque. (Rires)
GM : Ouais. (Rires). De toute façon, bon, tu as de la chance d'avoir la seconde Yearbox parce qu'elle est entièrement épuisée, du fait qu'il n'y a plus de visionneuses disponibles, de visionneuses de films.
LM : Je sais que tu as dit qu'il n'y en a nulle part au monde, mais je suis en train de vérifier ça pour toi.
GM : Eh bien, si tu en trouves, alors je peux en sortir d'autres parce que j'ai tout le reste, tous les autres composants, sauf…
LM : Ouais.
GM : 8 mm, pas super 8, visionneuses de 8 mm, des petites visionneuses à main.
LM : Donc tu as…
GM : Tu vois, les objets en quelque sorte sont parus en même temps que les boîtes annuelles et nous n'étions pas pressés. Les premiers objets étaient pour une part ceux de Bob Watts et George Brecht, surtout de George Brecht, dont sont sortis des jeux et des énigmes (3), des choses comme ça. C'était, oh, je dirais, voyons si c'est déjà sur le graphique, 1963. Ses premiers events, Water Yam c'est maintenant épuisé.
LM : Alors laisse-moi voir si je…
GM : Les objets commencent en 1963.
LM : D'accord, alors le premier objet fut le…
GM : Water Yam.
LM : Maintenant, revenons aux boîtes. La première édition fut la Yearbox, qui fut suivie par…
GM : Non, tu pourrais dire Water Yam parce que c'était entièrement imprimé.
LM : Parce qu'elle est sortie avant, même si elle a démarré plus tard.
GM : Elle est sortie avant la Yearbox.
LM : Parce qu'il a fallu plus de temps pour sa production. Water Yam, alors, fut produite par toi et par George Brecht ?
GM : Eh bien, par moi, il m'a juste donné les textes.
LM : Et tu as fait imprimer les cartes.
GM : Ouais, fait faire les boîtes et tout.
LM : A-t-il produit des boîtes ? J'essaie de retracer la genèse de l'idée des boîtes Fluxus.
GM : Eh bien, il a fait des prototypes de boîtes qui étaient des puzzles. Tu vois, j'ai eu une quantité de boîtes en plastique d'une usine et j'en ai seulement donné à tout le monde en disant, si on faisait quelque chose avec ? Alors George Brecht fut le premier à réagir et il est arrivé avec beaucoup de petites boîtes, avec des jeux et des énigmes et des choses comme ça.
LM : Quelles formes utilisait-il avant cela ? Des cartes ? Des events imprimés ?
GM : Des boîtes, aussi. C'était des espèces de boîtes en bois faites à la main.
LM : À la manière de Cornell, tu dirais, influencées par Cornell ?
GM : Ouais, dans le style de Cornell.
LM : Donc la toute première boîte fut Water Yam.
GM : Water Yam, ouais.
LM : C'était avec Bob et George.
GM : C'était seulement George Brecht.
LM : George Brecht. Eh bien, ce à quoi je pense, c'est au Yam Festival.
GM : Water Yam est maintenant achevée, c'est vraiment l'œuvre complet de George Brecht, sur cartes imprimées.
LM : Qu'y avait-il dans les autres premières boîtes alors ?
GM : Des énigmes avec des balles et des questions, comme l'énigme à la balle : « observez le mouvement ascendant de la balle qui roule » ; tu la connais, celle-là ?
LM : Ah ah !
GM : C'est l'une de ses premières. Ou une boîte contenant un coquillage marin, et le texte dit : « Arrangez les perles de telle manière que le mot « C-U-A-L » n'apparaisse jamais. »
LM : Le mot quoi ?
GM : « C-U-A-L ».
LM : « C-U-A-L ».
GM : N'apparaisse jamais. De toute façon, il ne peut pas apparaître. (Rient tous les deux). Ce sont des coquillages, pas des perles. Des énigmes très mystérieuses. (Ils rient tous les deux). Bob Watts est arrivé avec des pierres qu'il marquait de leur poids ou de leur volume en centimètres cube ou quoi que ce soit et avec une des premières choses d'art-nourriture, vers 1964. Il a fait une bouche d'incendie, non, une alarme à incendie en gâteau.
LM : N'a-t-il pas fait un gâteau Mona Lisa, aussi ?
GM : Je ne connais pas celui-là, mais il a fait beaucoup de gâteaux. Dick Higgins ne faisait pas de boîtes à l'époque. Il était très impatient d'imprimer son œuvre complet, qui était volumineux, et je ne pouvais pas vraiment le faire, alors il a décidé de monter ses propres éditions et de les imprimer. C'est ainsi que sont nées les Something Else Press, plus ou moins de son impatience, tu sais, ne voulant pas attendre la fin de mon lent processus.
LM : De quoi vivais-tu, pendant tout ce temps ?
GM : En ayant un travail. Donc toutes ces productions sortaient tout droit de ma poche. 90% de ma paye allait au financement des productions Fluxus.
LM : Quel était ton travail alors ?
GM : Le graphisme. J'ai travaillé ainsi jusqu'en, oh, je pense, 1968.
LM : Pour qui travaillais-tu ? J'ai oublié maintenant.
GM : Oh, un petit atelier, géré par une seule personne.
LM : Des gens différents ?
GM : Non, un seul lieu. Je gagnais environ dix mille et dépensais alors neuf mille dans Fluxus.
LM : As-tu une idée de ce que tu as dépensé en tout ?
GM : J'ai une idée. Sur Fluxus ?
LM : Hmm hum.
GM : Sans doute autour de cinquante mille.
LM : Tu les as rentabilisés ?
GM : Non, je ne les rentabiliserai jamais. Regarde Dick Higgins, combien il a perdu dans les Something Else Press, presque un million.
LM : Puis-je poser une question stupide ? Pourquoi ça n'a pu être rentabilisé ? Parce que, n'y avait-il pas l'idée de coût bas et de large distribution…
GM : Personne ne les achetait, à cette époque. Personne n'achetait rien. Nous avons ouvert un magasin sur Canal Street en – qu'est-ce que c'était – 1964, et nous l'avons laissé ouvert je pense toute l'année. Nous n'avons pas fait une seule vente pendant toute cette année.
LM : (Rires)
GM : Nous n'avons même pas vendu un truc à 50 cents, une feuille de timbres postaux. Et les choses étaient peu chères à l'époque. On pouvait acheter les journaux V TRE pour un quart de dollar, on pouvait acheter les énigmes de George Brecht pour un dollar, les Yearboxes pour 20 dollars.
LM : Et combien coûtent-ils aujourd'hui ?
GM : Pour te donner seulement une idée : la Yearbox, une Yearbox est à 250, un jeu complet de V TRE, avec neuf numéros, est à 350, et le Water Yam, si tu peux encore le trouver, est aux alentours de 100 dollars. Il était à 5 dollars.
LM : C'est 100 maintenant. C'est tout l'œuvre de George Brecht. La chose essentielle dont je voulais que tu parles, à propos du graphique… cette affaire de concrétisme. Que veux-tu dire par concrétisme et quelle est son histoire ? Je vais juste te poser les deux questions et puis ensuite tu peux répondre, l'histoire, quelle est l'origine du concrétisme et comment il a évolué jusqu'à aujourd'hui. Et deuxièmement, quel rôle joue l'humour là-dedans et comment tu retraces l'histoire de l'humour ? Parce qu'il me semble que ton esthétique est liée à ces deux choses.
GM : Ouais, c'est vrai. Eh bien, le concrétisme est un mot très simple, il signifie le contraire de l'abstraction. Ainsi c'est ce que dit la définition du dictionnaire : le contraire de l'abstraction.
LM : Eh bien, ceci ne veut pas dire qu'une peinture réaliste est concrète ?
GM : Non, mais la peinture réaliste n'est pas réaliste, elle est illusionniste. D'accord ?
LM : Hum hmm.
GM : Par conséquent elle n'est pas concrète. La peinture concrète serait… euh, quelque chose comme les trous de Ay-O. Tu sais, ils sont tous concrets, il n'y a pas d'illusion. Si tu peins des trous qui ressemblent à des trous, ils ne seront plus du tout concrets, ils seront illusionnistes. Beaucoup de gens déclarent « réalistes » des peintures, employant une terminologie incorrecte. Comme Rembrandt ou de Vinci. Ils ne sont pas du tout réalistes, ils sont illusionnistes. Or la première peinture concrète serait… euh, comme des calligraphies chinoises abstraites. Ça, c'est concret. Il n'y a pas d'illusion en elles.
LM : À cause de la nature du geste…
GM : Ouais […] écrit un caractère. C'est la même chose en musique. Tu peux avoir de la musique illusionniste, tu peux avoir de la musique abstraite, tu peux avoir de la musique concrète. Ou tu peux avoir de la poésie selon le même principe. Maintenant en musique, disons que si tu as une composition orchestrale, c'est abstrait parce que les sons sont produits artificiellement par des instruments musicaux. Mais si cet orchestre essaie d'imiter une tempête, disons, comme le font Debussy ou Ravel, alors c'est illusionniste. Ce n'est toujours pas réaliste. Mais si tu produis des bruits comme les applaudissements du public ou la pétomanie, ou quoi que ce soit, là, c'est concret. Ou le bruit des voitures dans la rue, tu sais. Ou une pile entière d'assiettes qui tombe de l'étagère : c'est concret. Il n'y a rien d'illusionniste là-dedans. Ni d'abstrait. La même chose donc avec l'action. On a un ballet, qui est très abstrait. On fait des gestes complètement concrets […] abstraits… rien à voir avec la vie quotidienne. C'est donc très stylisé, très abstrait. On peut être illusionniste, aussi, dans un ballet où l'on essaie d'imiter quelque chose, comme un cygne, le mouvement d'un cygne ; ce n'est toujours pas réaliste. Réaliste, ce serait, disons, de marcher en cercle, simplement de marcher en cercle, comme ils l'ont fait dans un ballet comme ça. Ces deux artistes […], ils ont fait le ballet de Stravinsky dans une version comme ça, où les soldats ne faisaient que marcher en cercle tout du long de la pièce. Ça, je l'appellerais un ballet concret.
LM : Quels sont les meilleurs exemples dans les arts visuels et plastiques ?
GM : De concret ?
LM : Ouais, quelles sont les choses qui t'ont le plus influencé, parce que tu vois, je voudrais que tu sois un peu plus précis.
GM : Eh bien, le ready-made est la chose la plus concrète. Il ne peut y avoir plus concret que le ready-made.
LM : Parce que c'est ce que c'est.
GM : Exact, c'est donc l'extrême du concret. Il n'y a pas d'illusion, ce n'est pas abstrait. Le plus concret, c'est le ready-made. Or Duchamp pensait surtout aux objets ready-made. John Cage l'étendit aux sons ready-made. George Brecht l'étendit encore plus, bon, comme Ben Vautier, dans les actions ready-made , des actions de tous les jours ; par exemple, une composition de George Brecht où il allume une lumière et l'éteint, OK ? C'est la composition. Allumer, puis éteindre la lumière. On fait ça tous les jours, pas vrai ?
LM : Hum hmm.
GM : … sans même savoir qu'on joue une composition de George Brecht. C'est une vraie composition concrète ; tu vois, pas spécialement quand tu le fais comme une composition sur une scène, comme tous les jours. Il en a fait une autre : deux directions – jaune et rouge. D'accord, ce pourrait être des feux tricolores passant du rouge au jaune. N'importe comment, je mets au crédit de George Brecht d'avoir étendu l'idée de ready-made au domaine de l'action.
LM : Et Ben Vautier ?
GM : Et Ben Vautier, aussi.
LM : Quelles sortes de choses a-t-il faites dans cette voie ?
GM : Eh bien, tu vois, il aurait fait un ready-made avec n'importe quoi, comme il a dit qu'il signerait une guerre comme une de ses compositions ; c'est un ready-made. Toute la Seconde Guerre mondiale est une composition de Ben Vautier.
LM : (Rires) Je ne peux pas me concentrer quand je ris.
GM : OK.
LM : Donc, l'idée de signer… N'a-t-il pas signé le monde ?
GM : Le Monde, Dieu, tout, la fin du monde. Là, il conduit le ready-made à l'absurde, à une fin absurde. Il n'épargne rien ; il signe tout. Par conséquent, tout est Ben Vautier. Donc il y a de l'humour qui apparaît, déjà. Mais à part ça, il y a beaucoup d'humour dans le théâtre futuriste, il y a aussi de l'humour dans le music-hall sérieux, comme Charlie Chaplin et Buster Keaton. Il y a beaucoup d'humour dans l'humour musical, comme Spike Jones. Maintenant, leur influence n'a peut-être pas été très directe, mais néanmoins ils sont là, et cette tradition existe de concerts drôles et de musique drôle. Et Bob Watts était en quelque sorte un passionné d'humour. Et Ben Vautier aussi, mais je dirais que l'humour était ce qui m'intéressait le plus, je veux dire que mon principal intérêt, c'était l'humour. Et Bob Watts en avait beaucoup, de cet intérêt. George Brecht, je ne sais pas, peut-être pas mal aussi. Mais en général, la plupart des gens Fluxus avaient tendance à être portés sur l'humour.
LM : Est-ce que tu penses que c'est quelque chose qui manquait sur la scène en général ?
GM : Exact, ouais. Même à l'époque du Futurisme, l'humour était en quelque sorte accidentel. Je veux dire, ils étaient vachement sérieux avec leurs manifestes. Nous sommes arrivés avec des manifestes drôles. Je veux dire qu'ils n'auraient jamais écrit de manifestes drôles. Le résultat pouvait sembler drôle, mais en fait ce n'était pas dans leurs intentions d'être drôle. En fait, tu sais, qu'ils étaient plus attirés par les valeurs du choc que celles de l'humour. Alors, beaucoup de boîtes que nous avons faites sont très humoristiques, des films, tout, des concerts, des événements sportifs, de la nourriture, tout ce que nous avons fait, même des choses sérieuses comme une messe, finissaient par devenir drôle.
LM : Ouais, je sais, j'étais un gorille. Ce fut l'un de mes premiers contacts avec vous, ouais, à Douglass.
GM : Ouais, tu étais un gorille.
LM : Je me souviens du jour où je t'ai rencontré pour la première fois, nous devions faire un concert à Stonybrook, mais ça ne s'est pas fait.
GM : Ça ne s'est pas concrétisé, et nous avons assemblé beaucoup de matériels et beaucoup de compositions…
LM : Et la chose que, je pense, nous avons faite ensuite…
GM : Et il nous a seulement dupé, alors que nous avions fait imprimer tous les programmes. Ils étaient imprimés sur des dés…
LM : De vrais dés ?
GM : De véritables dés.
LM : Vraiment ? Tu en as un ?
GM : Non. Le fabricant de dés les a gardés parce que nous n'avons pas payé l'intégralité de la facture.
LM : (Rires) Alors là, il avait des dés inutiles.
GM : Beaucoup de dés et de programmes imprimés inutiles.
LM : Ils doivent avoir de la valeur, aussi.
GM : C'est sûr.
LM : Il pourrait sans doute les vendre et récupérer son argent.
GM : Ouais. Sauf qu'il les a sans doute effacés et utilisés pour quelque chose d'autre.
LM : D'accord. L'idée, je voudrais parler un peu plus de l'idée de concrétisme. Quand tu écris une composition – je dis seulement ce qui se passe avec moi en me fondant sur les expériences que j'ai eues avec toi – quand tu écris une composition ou que tu essaies de faire quelque chose, la chose qui est toujours la plus importante pour toi, il me semble, est que la composition ait un rapport avec les caractéristiques du site ou la situation évoquée par le contenu de la composition…
GM : Eh bien, tu vois, ce n'est pas exactement du concrétisme. Ce pourrait être appelé du fonctionnalisme. Que je décrirais de la manière suivante : c'est quand une composition que tu fais possède un lien inhérent à la forme, tu sais, pour te donner un exemple. Ah, nous avons fait la collection complète des tabliers, OK ?
LM : Hum hmm.
GM : Sur un tablier non-fonctionnel, on imprimerait des fleurs, OK ? Là, il n'y a pas de rapport avec le fait que c'est un tablier ou qu'on le porte sur le corps. Exact ?
LM : Hum hmm.
GM : Disons qu'on imprime dessus le visage de McLuhan, ou autre, ou des Beatles, ou quoi que ce soit de populaire, tu sais. Il n'y a pas de rapport avec le fait que c'est un tablier ou qu'on le porte sur l'estomac. Ok, j'appellerais cela du non-fonctionnalisme. Ça ne m'intéressait pas. C'est le fonctionnalisme qui m'intéressait alors, par conséquent, quand je commençais à dessiner des tabliers, je dessinais des tabliers en rapport avec la forme que je devais recouvrir, alors, par exemple, une des versions était la Vénus de Milo, les deux côtés ajustés de sorte que quand on le porte, du cou aux genoux, on était couvert de cette Vénus de Milo, l'image photographique. OK. Ou un autre tablier était l'image d'un estomac juste sur son estomac. Là, je dirais que c'est du fonctionnalisme. Or, cela peut s'appliquer à tout. Par exemple, on a fait une collection de papier à lettres. Tu te souviens ?
LM : Hum hmm.
GM : Les enveloppes étaient comme des gants, et les lettres comme des mains. Là encore, la fonction est là – une enveloppe et un gant – la même fonction : le gant emballe la main, n'est-ce pas ?
LM : Hum hmm.
GM : Une enveloppe emballe la main. Maintenant, une enveloppe non-fonctionnelle serait une enveloppe montrant, disons, un tas de fleurs, d'accord ? Et le papier à en-tête montrerait du blé ou autre chose. Alors, il n'y a pas de lien entre l'un et l'autre, et il n'y a pas de raison d'avoir des fleurs sur une enveloppe, elles pourraient être aussi sur un tapis, tu vois.
LM : Hum hmm.
GM : Là est la différence. Ce n'est pas du concrétisme, c'est du fonctionnalisme.
LM : Est-ce que, cependant, ces mêmes principes s'appliquent aux performances, aux performances Fluxus ?
GM : Ouais, tout à fait. Bon, pas autant. Tu vois, la raison pour laquelle cela m'intéresse tellement, c'est ma formation d'architecte, je veux dire, c'est le mode de pensée d'un architecte, il pense en termes fonctionnels, sinon ce n'est pas un architecte, c'est un sculpteur ou un décorateur de théâtre. Si c'est un architecte ou un ingénieur, il pensera d'une manière fonctionnelle. Ou un mathématicien, qui pense aussi d'une manière fonctionnelle. « Fonction » est un terme mathématique. Or, dans les performances, à un certain point, bien sûr, si tu vas avoir un clavecin et que tu veux faire une composition, alors obligatoirement tu dois utiliser le clavecin pour la composition. Tu n'as pas besoin de jouer sur le clavier, tu sais, de jouer Couperin ou autre mais tu dois utiliser une caractéristique du clavecin : sa forme, sa légèreté ou la manière dont les cordes réagissent aux objets que l'on peut jeter dedans ou quoi que ce soit. Ça doit être une manière fonctionnelle de l'utiliser. Et une manière non-fonctionnelle, je dirais, serait, disons, de se tenir à côté du clavecin et de jouer du violon, tu sais. En fait, nous avons fait une composition comme cela, aussi, où un interprète jouait de l'harmonica dans le clavecin, mais c'était une blague, en d'autres termes, on pensait qu'il avait tué le clavecin.
LM : C'est moi qui ai fait ça.
GM : Ouais. C'était une bonne composition. On pensait, tu sais, le public pensait, eh bien, que tu allais jouer quelque chose sur les cordes ou quelque chose à l'intérieur, et alors on entend le son de l'harmonica venant par surprise, alors c'est une espèce de composition surprise. Mais absolument, tu vois, il est plus simple d'être fonctionnel, plus facile, disons, d'être fonctionnel dans les performances.
LM : Plus facile.
GM : Ouais, absolument, parce que, tu sais, cela n'impose pas tant de limitations et, en fait, ça aide. On a tous ces ustensiles et on se laisse aller dans leur utilisation. Ainsi on finit par les utiliser. On devient alors fonctionnel. C'est un peu plus difficile quand on essaie de concevoir des objets parce qu'on tend à n'être que décoratif et à appliquer seulement une décoration à la surface des choses, qui n'a rien a voir avec ce qu'on fait. Tu sais, c'est comme, regarde les magasins où on vend des articles de papeterie, je veux dire, la plupart des papetiers ne servent à rien, aucune relation avec l'idée d'enveloppe, qui est d'emballer quelque chose d'autre. Là, Jaime Davidovich a fait une composition fonctionnelle. Il a froissé un morceau de papier et puis il a peint les plis du papier de telle sorte qu'on dirait constamment du papier froissé.
LM : Imprimé comme des plis ?
GM : Ouais. Je dirais que c'est plus ou moins fonctionnel, il a utilisé les fonctions du papier, il a fait quelque chose que le papier, qui est caractéristique du papier, tu sais, et n'a pas imprimé quelque chose qui soit sans relation avec le papier.
LM : Bon, d'accord, pendant que tu es dans cette terminologie alors, comment le fonctionnalisme, qui est en quelque sorte un de tes principaux intérêts en raison de tes antécédents en architecture, en quoi diffère-t-il de l'automorphisme que l'on a chez Bob Morris ?
GM : Oh, c'est une chose complètement différente, en fait. L'automorphisme, cela signifie une chose se faisant elle-même.
LM : Hum hmm.
GM : Bon. Donc, là, il est la seule personne à ma connaissance à pratiquer cette forme d'art. Et j'ai inventé ce mot ; lui, personne, n'a utilisé ce mot d'« automorphisme ».
LM : Hum hmm.
GM : Ça signifie par là, par exemple, je vais t'en donner quelques exemples classiques. Il a construit une boîte qui contient sa propre fabrication – le bruit de sa propre fabrication, une bande magnétique, la fabrication de cette boîte. Et c'est tout, seulement une boîte avec à l'intérieur l'enregistrement de sa propre fabrication. Il a fait un système de fiches, complet, comme un fichier de bibliothèque.
LM : Je connais cette composition… un fichier qui se réfère à lui-même.
GM : … où chaque carte décrit sa propre fabrication ; où il a eu le papier, la fiche, la taille, et tu sais, tout est du pur automorphisme, tu sais, mais vraiment, ça n'a rien à voir avec le fonctionnalisme.
LM : Ou le concrétisme ?
GM : Bon, c'est très concret.
LM : Je suppose que ma définition était plus vague.
GM : C'est une branche du concrétisme.
LM : C'est ce que je pensais.
GM : Tu vois, c'est une branche du concrétisme.
LM : Je pensais qu'il y avait aussi des analogies avec le fonctionnalisme, parce que le fonctionnalisme signifie que le sujet de la composition, disons le mot, possède les caractéristiques du medium lui-même.
GM : Ouais, en un sens, c'est fonctionnel, mais ce n'est pas obligatoire. Ça peut aussi être automorphique.
LM : Hum hmm.
GM : Ce n'est pas une nécessité. C'est bien si ça l'est. Ah, mais ce n'est pas une exigence, tu sais, n'importe comment, c'est une chose tout à fait différente ; c'est comme dire pomme et dessert. D'accord, les pommes peuvent être des desserts mais elles peuvent aussi être aigres. Ah, ah, tu sais.
LM : Ah, ah.
GM : Et peut-être que c'est meilleur quand c'est sucré ou comme ça, mais ce sont deux choses différentes.
LM : Je voudrais maintenant te poser tout un ensemble de questions dans le désordre. Je voulais savoir si tu faisais un lien entre Fluxus et Dada, puisque Fluxus est un nom qui s'applique à, disons, en l'absence de meilleur mot, un certain type d'esthétique ou une approche expressive, ensuite mieux définie, cette idée d'un mot en quelque sorte inventé pour représenter une sensibilité ; Dada était cela.
GM : Ouais, eh bien… il n'y a rien de faux là-dedans.
LM : Et puis il y eut Merz… (4)
GM : Il m'est apparu finalement qu'après quelques années, c'est devenu, je ne dirais pas un groupe, mais plutôt comme un mode de vie, tu sais. Là où Dada a nettement été un groupe étroit, avec un strict système d'adhésion. Fluxus ne l'est pas. C'est plutôt une manière de faire les choses, tu sais. Très informel, une espèce de groupe pour rire. Essaie de demander à quelqu'un comme George Brecht : « Es-tu Fluxus ? », il se moquera juste de toi. Cela ressemble plus au Zen qu'à Dada, en ce sens. Si tu demandes à un moine zen : « Êtes-vous Zen ? », il ne te répondra sans doute pas en disant : « Oui, je suis Zen ». Il te donnera une réponse bizarre, comme de te frapper sur le crâne avec un bâton. Il n'y a rien de rationnel dans le groupe. Ce n'est pas facile de le décrire en une phrase, de donner ses caractéristiques. Mais je pense que tu es conscient de beaucoup de choses. Il y a de l'humour ; il y a vraiment du fonctionnalisme, en grande quantité ; c'est très concret, je pense ; il y a des influences comme celle de John Cage, une énorme influence, et Duchamp, et à un degré moindre peut-être Yves Klein par le biais de Ben Vautier. Et en musique, la même chose, encore le concrétisme, comme l'humour peut déboucher sur l'absurdité et des choses comme ça, ou le théâtre absurde. Là, avec le monomorphisme, tu as parlé de monomorphisme, c'est un élément important qui doit être mentionné. C'est là où on diffère du happening. Tu vois, les happenings sont polymorphes, ce qui veut dire beaucoup de choses arrivant [happening] en même temps. C'est bien, c'est comme le théâtre baroque. Tu sais, c'est beaucoup de choses se déroulant en même temps : des chevaux sautant, des pyrotechnies, des jeux d'eau, quelqu'un récitant des poèmes et Louis xiv prenant son repas. Donc, c'est du polymorphisme. Ce qui veut dire beaucoup, beaucoup de formes. Le monomorphisme, ça veut dire une seule forme. La raison en est que, tu vois, beaucoup de choses dans Fluxus sont comme des gags. C'est la part de l'humour, c'est comme un gag. En fait, je ne le mettrais pas dans une classe plus haute qu'un gag, peut-être un bon gag.
LM : Vraiment ?
GM : Oui.
LM : Tu ne considères pas Fluxus comme de l'art ?
GM : Je […] non. Je pense que ce sont de bons gags inventifs. C'est ce que nous faisons. Et il n'y a pas de raison qu'un gag…, pour certaines personnes, qu'elles l'appellent art si elles veulent, très bien, tu sais. Comme je pense que les gags de Buster Keaton sont vraiment une forme d'art très raffinée, tu sais, ah, ah, des gags visuels. Nous ne faisons pas que des gags visuels : des gags sonores, des gags objets, toutes sortes de gags. Or, on ne peut avoir de blagues multiformes. En d'autres termes, on ne peut avoir six blagueurs debout et te racontant six blagues en même temps, ça ne marche pas. Faut avoir une blague à la fois.
LM : Parce que les blagues se plient à notre attente linéaire.
GM : Exact. Toute la structure est linéaire et tu ne peux avoir ne serait-ce que deux blagues en même temps ; on ne peut les saisir. Donc, la structure entière d'une blague est linéaire et monomorphe et je pense que c'est la raison pour laquelle nos compositions conceptuelles ont tendance à être de ce type ; c'est comme une blague. On ne peut pas non plus avoir trois gags simultanés, on en comprendra un et on manquera les deux autres. Regarde Buster Keaton. Il ne fait jamais deux gags en même temps. Ils se suivent très rapidement les uns les autres, mais ne sont jamais simultanés. Et s'ils sont simultanés, ce seront en général de mauvais gags. C'est une raison pour laquelle je pense que les Marx Brothers ne sont pas aussi bons sur les gags, parce que chez eux, ils se superposent les uns les autres. Ils mettent ensemble beaucoup de gags et tu ne peux que les manquer, à moins de voir leur film cinq, six fois pour débrouiller tous les gags présents.
LM : Une question, alors. Si tu, enfin, tu ne considères pas vraiment Fluxus comme un groupe mais comme une sensibilité, en quelque sorte, et tu ne le considères pas comme appartenant aux beaux-arts, tu le considères comme du gag…
GM : Bas-art. Ouais.
LM : Ouais. Comment considères-tu le statut des arts, arrivé à ce point, et que considères-tu comme appartenant aux beaux-arts ?
GM : Eh bien, il y a beaucoup trop de beaux-arts, en fait ; c'est pourquoi nous faisons Fluxus.
LM : Compare Fluxus et…
GM : Et les beaux-arts ?
LM : Et les beaux-arts aujourd'hui.
GM : Tout d'abord, les beaux-arts sont très commercialisables. On peut vendre pour un demi-million, on peut vendre pour cent mille. Tu sais, très commercialisables. Deuxièmement, les noms sont des grands noms, ce sont des noms vendables. Ainsi, on n'a qu'à citer le nom, tout le monde le connaît, comme on peut citer Warhol, Lichtenstein, tout le monde les connaît. Cite Ben Vautier, même George Brecht, très peu de gens les connaissent. Et maintenant, même s'ils disent qu'une Yearbox se vend à 250, il y a peu de collectionneurs qui les collectionnent, il y a juste des collectionneurs d'objets Fluxus, et ils sont prêts à payer ces prix uniquement parce que ceux-ci ne sont plus disponibles. Mais les musées n'achètent pas. On ne trouve que du grand art dans les musées. On ne trouve pas Fluxus dans les musées. La seule exception est Beaubourg et on ne le doit qu'à Pontus Hulten, mais même là, toutes les choses Fluxus sont dans la bibliothèque, et non dans les collections artistiques, mais dans la bibliothèque où sont les documents. Ainsi, il ne considère pas ces choses comme de l'art ; il les considère comme des documents.
LM : Mais est-ce que ça t'ennuie ?
GM : Non, en fait, ça me fait plaisir.
LM : Pourquoi ça te fait plaisir ?
GM : Parce que nous n'avons jamais eu la prétention de faire du grand art. Nous sommes apparus comme une bande de blagueurs. En fait, j'ai donné une fois ou l'autre la réponse à un banquier qui m'interrogeait, alors que nous sollicitions une hypothèque. Ils ont demandé à Bob Watts quelle était sa profession, il a dit, eh bien, qu'il était professeur depuis vingt-cinq ans. Puis ils m'ont demandé ce que je faisais et j'ai dit « Je fais des blagues ! ». « Oh », ils ont dit, « vous n'allez pas faire une blague avec cette hypothèque, n'est-ce pas ? » (Rires)
LM : Les innocents. (Rires)
GM : (Rires) Alors, nos premiers manifestes – quand ils étaient encore sérieux, la première ou la seconde année – étaient en quelque sorte très antiart , et promouvaient un type de forme que tout le monde peut faire. Tu vois, tout est lié à John Cage. Quand John Cage dit qu'on peut écouter les bruits de la rue et en retirer une expérience artistique, alors on n'a plus besoin de musiciens pour faire de la musique. Tout le monde peut être musicien et écouter les bruits de la rue. Si on tire une expérience artistique de la composition de Brecht, allumant et éteignant la lumière tous les soirs ou tous les matins, tout le monde l'est, tu vois ? On abandonne complètement le musicien professionnel. Si on peut retirer une expérience de la vie quotidienne, des ready-mades quotidiens, si on peut remplacer l'expérience artistique par cela, alors on élimine entièrement le besoin d'artistes. Tout ce que j'ajouterais et je dirais, eh bien, c'est qu'il serait encore mieux d'obtenir une expérience artistique d'une chaise de Charles Eames (5), disons. Ainsi on a une bonne chaise sur laquelle on peut s'asseoir, plus une expérience artistique quand on s'assoit. On fait d'une pierre deux coups et on n'a toujours pas besoin d'artistes, mais on a besoin de quelqu'un comme Charles Eames, ah, ah.
LM : On revient en quelque sorte au fonctionnalisme.
GM : Que tu as vu comme mien, je le revendique.
LM : Hum hmm, OK.
GM : Bob Watts était probablement celui qui était le plus en désaccord avec le fonctionnalisme et tu remarqueras que beaucoup de ses compositions sont totalement non-fonctionnelles.
LM : Eh bien, quelques-unes le sont.
GM : Les cartes postales, par exemple.
LM : Il y a une blague sur la fonction, quelquefois.
GM : Non, il n'y a pas de rapport. Il va faire une carte postale qui n'a rien à voir avec une carte postale. Mais Ben Vautier fera une carte postale très fonctionnelle sur laquelle il marquera « Le choix du facteur ». D'un côté de la carte, il écrira une adresse avec un timbre et de l'autre, une autre adresse avec un timbre. C'est du fonctionnalisme.
LM : Ouais.
GM : Il utilise le support pour la composition. Alors la carte postale est utilisée, il comprend le support et utilise le support pour sa composition. C'est fortement lié à la manière […] dont la composition est composée. Mais si tu apposes ton propre visage sur la carte postale, alors quoi ?

Entretien sur bande vidéo entre George Maciunas et Larry Miller, enregistré le 24 mars 1978.
Transcription dans Fluxus etc. / Addenda I, The Gilbert and Lila Silverman Collection, New York Ink &, 1983, pp. 11-28.


1. L'entretien porte au début sur un graphique sur lequel Maciunas n'a cessé de travailler et qui porte dans son dernier état le titre de « Graphique du développement historique de Fluxus et autres formes d'art quadridimensionnelles, auditives, optiques, olfactives, épidermiques et tactiles ».
2. Barbara Moore dirigeait les éditions Backworks.
3. Un grand nombre de boîtes de George Brecht appartiennent à une série Games & Puzzles (jeux et énigmes).
4. Allusion à Kurt Schwitters.
5. Célèbre designer de meubles américain (1907-1978) ; il est l'auteur avec son frère Ray (1912-1988) de la première chaise en plastique moulée (1948).


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