les presses du réel

Oui, non, peut-être

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Préface Eric Troncy
(extrait, p. 7-10)


« Comme beaucoup d'autres gogos, les grands dadais de la cyber-meute se prenaient pour les princes des réseaux et des déclics, alors qu'une force centrifuge des millions de fois plus puissante qu'eux les avait déjà relégués dans les provinces subsidiaires du snobisme de deuxième main, dans ces satrapies lointaines où la mode exile cruellement ceux qui croient avoir trouvé la bonne combine pour s'installer tout juste derrière les locomotives, sans savoir qu'ils sont déjà contaminés par ce que les mondains redoutent le plus : la ringardise. »
Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marché, Paris, Exils, 1998.


Dans la grande porcherie où ils s'ébrouent désormais encore et encore – car ce n'est pas la situation économique actuelle qui invite pour autant à l'emploi du passé, ils s'y ébrouent toujours bel et bien – ceux qui firent les grandes heures de la poursuite de l'envie artistique au début des années quatrevingt- dix, certains se souviennent parfois de Pierre Joseph. Lui n'a jamais eu goût à la soue. Et, tandis que maintenant ils se goinfrent au grand jour des reliefs nauséabonds mais rutilants de l'économie qui accepta finalement de les inscrire à la carte, puis au menu (se plaignant cependant avec une régularité de métronome de tout un tas d'inconforts entravant leur progression médiatique et financière), le vacarme de leurs grognements semble parfois articuler son nom : « Pierre Joseph », « Pierre Joseph ».
Dans les palais clinquants mais sans grâce, où leur art est accueilli désormais, là où s'épanouit leur frénésie à hanter les vitrines des magasins de luxe tout autant que les pages des magazines de mode, d'être de tous les dîners, des grandes collections, des listes restrictives, là où éclate leur embourgeoisement sinistre et cynique, l'art de Pierre Joseph se rappelle moins volontiers à leur souvenir – et pourtant.

Ils voulurent devenir stars, lui devint un héros.

À tout le moins, les choses se firent-elles ainsi, et il serait imprudent de penser que lui-même ne choisit pas consciencieusement ce destin, qui ne fit jamais grand cas des objets dont se goinfre le marché de l'art, ne sembla jamais tenté par les commodités du spectacle dont circulent avec tant d'aisance les produits dérivés, bref, ne s'écarta jamais de l'ambition originale : prendre appui sur la liberté offerte par les bonnes dispositions du langage artistique pour inventer, progresser, décrire, construire, expérimenter – et, le cas échéant, prédire et dire son époque, comme le firent avant lui les artistes dont l'histoire garde le nom dans ses registres pour un peu plus de temps que le marché dans les siens. Bien que, cela va de soi, l'un n'exclue pas nécessairement l'autre.

Et nous voici aujourd'hui devant, véritablement, une œuvre dont l'amplitude excède naturellement les résumés, qu'on ne sait d'ailleurs par quelle extrémité saisir, qu'on devine, aussi, voulue insaisissable par son auteur. Elles me paraissent logiques, les années qui précédèrent la conception du présent ouvrage, à défaut de lui avoir été nécessaires, tant il est impossible d'organiser l'œuvre de Pierre Joseph, d'y imposer les principes d'une classification, d'y infliger autant de découpages qu'une lecture aisée puisse attendre, de prétendre simplement la rendre tristement lisible, d'y mettre enfin un terme provisoire, comme si le passé avait finalement été circonscrit, puis épuisé.

« Le pire dans cette histoire est que, quand vous apprenez à lire l'art contemporain, il devient encore plus vide, abyssal » annonçait d'ailleurs un téléviseur dans une exposition de Pierre Joseph : la formule – comme d'autres auxquelles elle était mêlée – était piochée sur un blog et exprimait la pensée d'un observateur lambda au sujet de « l'art contemporain ». Et c'est peut-être l'une des singularités de l'œuvre de Pierre Joseph que d'être « à l'adresse » du spectateur lambda, plus, assurément, que destinée aux adresses de « l'art contemporain ». Elle ne semble pas conçue pour épater la galerie, s'inquiète peu de la taille des salles du musée contemporain, s'encombre peu des soucis décoratifs du collectionneur, n'offre que peu de prise à l'esthétique chérie par les biennales. Plus que tant d'autres, elle semble avant tout s'inquiéter de son destinataire, de ce qu'elle va non pas lui dire mais lui suggérer, des portes qu'en lui elle ouvrira, et plus qu'une simple occasion, elle l'envisage comme une personne. Naturellement, une telle œuvre invite à s'interroger sur les motivations singulières de son auteur, et l'on ne trouvera pas d'hypothèse à formuler qui fasse offense à une idée véritablement noble de l'activité artistique – très loin de ses aspirations devenues ordinaires – autant qu'à une appréhension radicalement humble du statut même de l'artiste. De cela, Pierre Joseph avait fait la démonstration lorsque, bien après être devenu célèbre pour son art, il décidait d'exposer son CV Le titre de l'œuvre est limpide : Le monde m'intéresse.

Célèbre, Pierre Joseph le fut dès le début des années quatrevingt- dix, en particulier grâce au succès inattendu que rencontrèrent les personnages qu'il préféra livrer aux expositions plutôt que de leur livrer des objets. Aussi vivants que les spectateurs, mais généralement plus costumés qu'eux, héritiers modernes de la performance, à la croisée du cinéma, de la télévision – Real World y faisait son apparition –, leur réalité même semblait avant tout inspirée de celle des personnages dans les jeux vidéos ou des jeux de rôle. Ils donnèrent lieu – et jusqu'à aujourd'hui – à une abondante littérature : de longs extraits en sont reproduits à la fin de cet ouvrage. Ce qui est notoire, c'est qu'à défaut de hanter les expositions, ces personnages hantèrent finalement l'œuvre de Pierre Joseph de leur imposante ombre portée qui finit par assombrir des pans entiers de ses propositions. Comme Robert Longo le fit de ses Men in the Cities, qui finirent par être plus encombrants à son art qu'autre chose, Pierre Joseph y mit un terme, conscient que leur succès oblitérerait celui de son entreprise, qui n'était pas destinée à se limiter à un hit.

Qu'ils furent ses professeurs ou de solides influences, et furent en tout cas dans son immédiate proximité, quelques grands artistes français inspirèrent à l'évidence cette stratégie : Ange Leccia (qui mit un terme à ses « Arrangements »), IFP (qui abandonnèrent leurs cieux), Jean-Luc Vilmouth (qui s'éloigna des objets qui le firent assimiler à la jeune sculpture anglaise), Philippe Thomas – dont la variation fut la règle. D'eux, Pierre Joseph apprit aussi une évidente curiosité pour diverses réalités de son époque : les réalités médiatiques, technologiques, informatiques, scientifiques. Peu d'artistes à l'orée des années quatre-vingt-dix furent comme Pierre Joseph concernés tout autant par l'histoire des avant-gardes artistiques (et les moins populaires : le surréalisme notamment) que par l'avant-garde technologique. Son œuvre se structura naturellement autour de deux axes : penser l'œuvre d'art dans une époque numérique irriguée par la science et la communication, ne jamais perdre de vue dans ce dispositif à qui elle s'adresse (le spectateur lambda) ; et, par conséquent, il inventa régulièrement les formes et situations offrant à ces ambitions le biotope le plus écologiquement favorable à leur déploiement.

À défaut d'avoir offert le jackpot à son auteur, l'œuvre de Pierre Joseph se présente à nous, ironiquement, comme une banque, un réservoir de rêves, de processus, d'approches, de conceptions, de fables.

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